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Craint-on la peur ? (par François Guery)

Conférence du 29 mai 2010 par François Guery 

François Guery
François Guery

De plusieurs côtés, la peur a une actualité : le terrorisme, la précaution, les appels qui se veulent philosophiques à l’oublier, la dépasser, la surmonter : on craint la peur. Cela incite à rappeler une tradition d’analyse de la peur, qui commence avec Aristote, continue avec Augustin et reprend avec Heidegger et Hans Jonas.
On soulignera une formulation initiale de la question de la peur,  selon le « qui », le « de quoi », le « comment on est », le « quand », elle est donc l’objet d’une nécessaire casuistique, il faut parfois avoir peur, si l’objet qui fait peur le mérite, et le moment compte dans l’estimation d’une valeur de la peur ; elle a une portée « détective » dont la connaissance expérimentale ne peut se doter, elle est en tant qu’anticipation, une estimation du futur en fonction de choix de valeurs qui nous sont révélés à nous-mêmes en l’éprouvant, d’où l’idée force d’une « heuristique de la peur » sur laquelle on s’acharne sans prendre les moyens de la critique.

François Guery est professeur à l’université de Lyon 3 Jean Moulin. 

Bulletin 2010 104 3

Proudhon, propositions pour une nouvelle lecture (par Robert Damien)

Conférence du 20 mars 2010 par Robert Damien 

Robert Damien
Robert Damien

Dans le dépôt de bilan actuel du socialisme, Proudhon (1809-1865) est le plus accablé. Il faut dire qu’il y a mis du sien. On comprend le discrédit d’une pensée touffue et dispersée, parfois pédantesque, souvent commandée par l’urgence dénonciatrice. On l’explique aisément tant cette œuvre disparate est parcourue de palinodies.

Retenons-en une seule, la plus provocatrice : dénonçant la propriété comme un vol, formule qui lui valut une postérité gravée dans le marbre, Proudhon se déclare pourtant antisocialiste au nom de la propriété même : »le socialisme n’est rien, n’a jamais rien été et ne sera jamais rien » car détruisant la propriété et la concurrence, il supprime « les vraies forces économiques, les principes immatériels de toute richesse (…) qui créent entre les hommes une solidarité qui n’a rien de personnel et les unissent par des liens plus forts que toutes les combinaisons sympathiques et tous les contrats. »

Il récuse certes, contre les libéraux, le caractère naturel du contrat comme forme juste de relation des individus libres. Il ne pose pas la sympathie spontanée comme un besoin premier de jouir de l’estime d’autrui. Mais sa critique du « système communiste, gouvernemental, dictatorial, autoritaire, doctrinaire » est sans nuance car son principe, destructeur de « l’aristocratie des capacités » est que « l’individualité est subordonnée à la collectivité ». D’où une dénonciation féroce de la  » communauté  » communiste: « une démocratie compacte, fondée en apparence sur la dictature des masses (…) indivision du pouvoir; centralisation absorbante; destruction systématique de toute pensée individuelle, corporative, locale réputée scissionnaire; police inquisitoriale; tyrannie anonyme; prépondérance des médiocres (…) »

Prémonition? On rappellera simplement la lettre à Marx du 17 Mai 1846: « Cherchons ensemble, si vous voulez, les lois de la société, le mode dont ces lois se réalisent, le progrès suivant lequel nous parvenons à les découvrir; mais pour Dieu! après avoir démoli tous les dogmatismes a priori, ne songeons point à notre tour à endoctriner le peuple (…) ne taillons pas au genre humain une nouvelle besogne par de nouveaux gâchis (…) ne nous faisons pas les chefs d’une nouvelle intolérance, ne nous posons pas en apôtres d’une nouvelle religion, cette religion fût-elle la religion de la logique, la religion de la raison ».
« Homme terreur » qui répugna physiquement à Tocqueville et à Hugo, lecteur approximatif de Kant, de Hegel et de Feuerbach, il fut néanmoins la grande référence philosophique et politique de son temps. Inclassable, est-il bon, est-il méchant ? Est-il libéral, est-il socialiste ? Est-il anarchiste ? Est-il utopiste ? Les ombres de sa statue utopiste, anarchiste, socialiste, paralysent tout réexamen de « l’enfant terrible » du socialisme comme le qualifiera Pierre Leroux, l’inventeur du mot.

A l’occasion du bicentenaire de sa naissance, une révision du procès s’impose. Pouvons nous en retenir quelques enseignements pour penser aujourd’hui l’ordre social et politique ?

Trois thèses philosophiques majeures nous semblent éclairer cette œuvre ambitieuse: le travail industriel est une métaphysique en action dont la sérialité syntaxique des gestes et des adresses génère positivement des rationalités plurielles et des identités multiples ; le sujet humain n’existe que relié à un groupe coopérateur, générateur d’obligations mutuelles et constitutif d’un  » nous  » acteur de ses destinées ; la liberté ne s’affirme que dans l’augmentation mutuelle des relations qui expriment une justice en acte.
Nous souhaitons réexaminer ces trois axes centraux pour mieux en dégager l’intérêt actuel. Peuvent-ils être des sources et des ressources pour une philosophie politique renouvelée ?

Robert Damien est professeur à l’université de Paris-Ouest Nanterre-La Défense.

Bulletin 2010 104 2

Conceptualiser la démocratie (par Marcel Gauchet)

Conférence du 23 janvier 2010 par Marcel Gauchet 

Marcel Gauchet
Marcel Gauchet

On sait la difficulté de définir la démocratie, tant l’écart est grand entre son idée, ou son principe – le pouvoir du peuple, l’autogouvernement – et la réalité du fonctionnement de nos régimes – les divisions électorales, le jeu des majorités et des minorités, le pluralisme idéologique. Encore la difficulté redouble-t-elle lorsqu’il s’agit de saisir sous le même terme un régime politique au sens strict et un « état social », comme « l’égalité des conditions », ou une forme de société – capitaliste, par exemple. Une théorie de la démocratie en mesure d’intégrer ces différents aspects au sein d’une construction conceptuelle cohérente est-elle possible dans ces conditions ?
C’est une proposition en ce sens qu’on voudrait mettre à l’épreuve de la discussion. On voudrait essayer de montrer que la définition de la démocratie comme « mise en forme politique de l’autonomie », celle-ci étant rigoureusement comprise comme l’expression structurelle de la sortie moderne de la religion, permet de satisfaire aux principales exigences qu’on est en droit d’attendre d’une compréhension authentiquement philosophique du phénomène. Elle répond à la question de l’origine et de la signification de la démocratie des modernes, en autorisant une caractérisation ferme de sa spécificité par rapport à la démocratie des anciens. Elle permet de situer le régime démocratique dans ses liens avec son environnement historique, qu’il s’agisse de son inscription dans la forme politique État-nation ou de son association avec la société de l’économie, tout en éclairant par la même occasion la raison d’être du mécanisme représentatif. Bref, elle autorise à donner un statut conceptuel à des données trop vite rejetées du côté de l’empirie. Enfin, elle permet d’articuler approche normative et approche réaliste, en déterminant les conditions d’un rapprochement de la démocratie effective par rapport à son idéal.

Voir la page consacrée à Marcel Gauchet sur le site de l’EHESS.

Bulletin 2010 104 1

Actualité du darwinisme (par Jean Gayon)

Conférence du 28 novembre 2009 par Jean Gayon 

Jean Gayon
Jean Gayon

« L’héritage de Darwin est un formidable édifice de controverses jamais éteintes, toujours revivifiées, augmentées, complexifiées » (P. Tassy).  

Nous faisons volontiers nôtre cette réflexion d’un paléontologue contemporain. L’actualité du darwinisme se fonde moins sur des hypothèses inébranlables que sur un cadre de pensée qui se prêtait à la fois à l’extension et à la révision de ses principes. En cela, il représente sans doute à l’époque contemporaine quelque chose de semblable à ce que fut la « philosophie mécanique » des XVIIe et XVIIIe siècles. Le mot « darwinisme » peut désigner en fait deux choses: soit la pensée de Darwin, soit l’ensemble des pensées et des pratiques qui se sont explicitement réclamées de Darwin. Comme toujours, lorsqu’une tradition de pensée se trouve désignée par un nom propre, les rapports entre le modèle (Darwin) et les copies ou appropriations (darwinisme) sont délicats. Il s’agira de clarifier cette question.

Nous dressons d’abord une carte à grande échelle du fait de civilisation que représente le darwinisme. Ce fut d’abord une théorie scientifique, exprimée principalement dans L’Origine des espèces, dont la structure a durablement contraint la science de l’évolution. Mais le darwinisme a vite servi de caution à des idéologies et utopies sociales et politiques, au premier rang desquelles le « darwinisme social » et l’eugénisme. Il a par ailleurs pénétré les sciences humaines sociales, de la psychologie et de la linguistique à l’anthropologie et l’économie. Le cas de la philosophie est singulier: en effet les deux traditions philosophiques majeures du XXe siècle (philosophie analytique et phénoménologie) se sont délibérément construites dans le refus d’un fondement empirique, notamment biologique. L’épistémologie évolutionniste et l’éthique évolutionniste, vivement discutées aujourd’hui, montrent cependant une pénétration du darwinisme en philosophie théorique comme en philosophie pratique. Il est enfin à peine besoin de rappeler les interférences incessantes du darwinisme avec la religion pour achever de se convaincre du rôle qu’il a joué dans l’histoire moderne des mentalités.

C’est cependant sur le darwinisme théorique que se concentrera notre analyse. C’est là en effet qu’il faut chercher la racine du pouvoir heuristique (pour la science) et interrogateur (pour la société) des schèmes de pensée mis en place par Darwin. Celui-ci n’aimait pas le mot « évolution », et préférait désigner sa théorie comme « théorie de la descendance avec modification par la sélection naturelle ». Cette dénomination suggère une théorie à deux volets (un volet descriptif – le « patron de l’évolution », et un volet explicatif – la théorie de la sélection naturelle), bien que Darwin ait tout fait pour rendre les deux aspects indissociables.

La théorie de la « descendance avec modification » est résumée par Darwin dans la figure fameuse d’un arbre. Nous examinons les images alternatives que le naturaliste a envisagées, et les critiques majeures auxquelles le diagramme darwinien a donné lieu depuis 150 ans. Nous montrons ensuite que ce diagramme, communément donné comme représentant « le fait général de l’évolution », est en réalité motivé de part en part par la théorie explicative qui était celle de Darwin. Pour utiliser une terminologie contemporaine, ce diagramme visualise une théorie des « processus » autant et sans doute davantage qu’une théorie des « patrons » (patterns) évolutifs.

Nous portons ensuite notre attention sur le principe de sélection naturelle. Nous montrons que ce principe d’allure intuitivement simple, qui constitue l’un des rares exemples, et peut-être le seul, d’un énoncé de portée universelle illimitée dans les sciences biologiques, est aussi celui qui permet de comprendre pourquoi la biologie est une science historique.

La théorie complémentaire de la sélection sexuelle, souvent mentionnée comme une curiosité historique, aide à comprendre en quoi la théorie de la sélection portait en germe la récusation de tout dessein et de toute harmonie dans la nature, en dépit de l’importance conférée au concept d’adaptation. La théorie de la sélection sexuelle révèle en effet à l’état pur l’élément de compétition du processus naturel de sélection.

Le schématisme arborescent et la théorie darwinienne de la sélection vont l’un et l’autre dans le sens d’une vision intégralement historique et contingente, quoique réglée, de la nature vivante. Darwin a scellé la rupture entre les conceptions de l’histoire de la nature fondées sur un concept d’évolution comme préordination, et le concept moderne, qui ne se laisse aucunement caractériser comme un « développement ».

Voir la page de Jean Gayon sur le site de l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques.

Bulletin 2009 103 4

Déclaration de la Société française de philosophie sur la culture générale et les humanités dans l’enseignement

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La suppression envisagée de l’épreuve de culture générale dans nombre de concours de recrutement de la fonction publique (ou même sa limitation) expose la nécessaire démocratisation de l’enseignement et de l’accès à des charges publiques à un risque de grave perversion. Cette perversion consiste en un populisme culturel jugeant en fait les enfants du peuple incapables de soutenir les exigences de l’élévation au-dessus de soi constitutive de la vraie culture. Une telle libération spirituelle des situations réelles, natives ou acquises (pratiques coutumières ou connaissances transmises), toujours particulières, s’opère à travers leur relativisation, à effet critique, par la culture générale. Celle-ci permet alors à chaque homme de s’universaliser et, en devenant ainsi en lui-même l’Homme, de mieux s’accorder avec les autres hommes. Assurément, la culture générale n’est une culture réelle que si, en premier lieu, elle se nourrit de la réalité particulière des formations et disciplines spéciales, scientifiques ou techniques, au plus loin d’un bavardage formel. Et que si, en second lieu, elle se définit par une assomption actuelle des trésors offerts par l’humanité passée. Mais ce souci d’une réalisation présente d’elle-même fait que son effort d’unification ou synthèse d’un esprit de plus en plus spécialisé et dispersé, au sein d’un monde en proie à une complexification accélérée, est de plus en plus indispensable et doit être de plus en plus intense. Ce n’est donc pas moins, mais plus de culture générale qu’il faut insérer dans la formation. Il le faut notamment dans la formation initiale des lycées, et cela d’autant que les enseignements traditionnels de culture générale qui la couronnaient dans ce que l’on appelait autrefois les classes de rhétorique et de philosophie y ont été réduits. Ils constituaient une véritable propédeutique secondaire à l’enseignement supérieur. Cette propédeutique serait à recréer, dans les conditions du présent. Et, celles-ci étant ce qu’elles sont, sans doute serait-il bon de la prolonger et d’en redoubler les heureux effets en rétablissant aussi, au début des études supérieures, une propédeutique proprement universitaire scellant la continuité, à travers leur stimulante différence alors maîtrisée, de deux étapes essentielles de l’unique formation de l’esprit. Puisque, si la pensée se réalise dans les savoirs, toujours déterminés, ceux-ci ne progressent que par la pensée, toujours universalisante, la réduction de la culture générale, accoutumance systématique à l’acte de penser, bien loin de favoriser l’intégration culturelle, compromettrait donc à la fois le développement de la culture et celui du savoir. La Société française de philosophie tient donc à rappeler que tout enseignement, s’il veut rester un opérateur de liberté, est nécessairement lié à la culture générale et aux humanités. Prises au sens large, qui concerne aussi les sciences et les techniques, les humanités désignent des parcours où, en apprenant des choses et des idées, on s’instruit en même temps de la pensée qui en rend la saisie possible. Sous prétexte que trop d’enfants ne maîtrisent pas bien l’oralité d’une langue maternelle, faut-il que l’école se borne au parler nourricier et renonce à toute langue littéraire ? Sous prétexte de rendre habile au calcul, faut-il renoncer à enseigner la démonstration ? Sous prétexte de faire entendre la prose, faut-il rendre sourd au vers ? Sous prétexte d’étudier les choses, faut-il priver la pensée de sa propre réflexion ? Il faut au contraire réaffirmer l’inverse : sans l’étrangeté de la langue littéraire, il n’y a plus de langues, mais des idiomes ; sans démonstration, il n’y a plus de mathématiques, mais des procédés ; sans le vers, la prose elle-même devient inaudible ; et une pensée qui renonce à se penser n’est plus une pensée.

L’homme et l’animal, colloque du 14 octobre 2009

Colloque du 14 octobre 2009.  Intervenants: Georges Chapouthier, Florence Burgat, Jean-Yves Goffi, Elisabeth de Fontenay, Thierry Gontier, Jean-Luc Guichet, Lakshmi Kapani, Francis Wolff, François Frimat.

La liste des textes intégraux en téléchargement se trouve au bas de cette page.

Droits réservés
Les textes téléchargeables ci-après sont réservés à un usage individuel strictement privé.

Conférences

Georges Chapouthier, neurobiologiste et philosophe, directeur de recherches au CNRS : « En morale et en esthétique, sommes-nous des philosophes ou des singes? »

Georges Chapouthier
Georges Chapouthier

Il y a trois grandes manières de concevoir les places respectives de l’être humain et de l’animal : l’animal humanisé, l’animal-objet et l’animal-être sensible. C’est cette dernière conception qui est la plus en accord avec la biologie d’aujourd’hui. Etre sensible comme les (autres) animaux, proche parent des chimpanzés, capable de partager les maladies des bêtes, l’être humain est clairement un animal en ce qui concerne sa « nature ». En outre, les résultats de l’éthologie montrent qu’existent aussi, chez les animaux, de nombreuses ébauches des « cultures » humaines : outils, règles cognitives, langages et même proto-morales et proto-esthétiques. Comment dès lors situer notre espèce ? Sommes-nous des philosophes ou des singes ? La réponse proposée est unitaire : notre morale et notre esthétique ont clairement des racines animales, forgées par l’évolution des espèces, mais l’espèce humaine leur donne un mode de fonctionnement qui lui est propre. Nous bénéficions donc d’une combinaison harmonieuse de racines biologiques et d’une manière proprement humaine de les traiter. Ce caractère unitaire se retrouve dans le fonctionnement de nos hémisphères cérébraux, dichotomiques et humiens par construction, mais qui fonctionnent en harmonie et donnent à l’être humain une manière particulière de traiter morale et esthétique. Aux spécificités purement humaines de traiter morale et esthétique, il faut ajouter le caractère « néoténique » de notre espèce, « juvénile » et adaptable à tout, en bien comme en mal, et, lié à notre cerveau très performant, un sens aigu de la durée, de l’avenir, voire de la projection dans l’imaginaire. Entre l’homme et l’animal, il y donc à la fois une forte continuité et une certaine spécificité culturelle, si l’on prend bien soin d’affirmer ici le primat de la continuité. Nous sommes à la fois des singes et des philosophes. Et ce dernier statut devrait nous amener à davantage de responsabilité morale dans la manière de traiter les (autres) animaux.

G. Chapouthier est l’auteur de Kant et le chimpanzé – Essai sur l’être humain, la morale et l’art, Paris : Belin, 2009.

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Florence Burgat, directrice de recherches à l’INRA : « Le monde de la vie et ses sujets de conscience »

Florence Burgat
Florence Burgat
Husserl ne fait pas partie des auteurs majeurs sur la « question animale ». Pourtant, il a ouvert, et avec une très grande liberté d’esprit, des voies neuves dont on doit prendre la mesure : la vie animale est transcendantale, les animaux sont des « sujets de conscience « , ils participent à la constitution du monde et partagent, avec tous les hommes, le monde de la vie (Lebenswelt). Le type « moi et le monde environnant » se retrouve dans l’animal, et cette structure forme la couche fondamentale commune aux Animalien(ce qu’il y a de commun aux hommes et aux bêtes dans l’opération de constitution). On est donc loin de la conception dominante de l’animal comme « simplement vivant ».
On examine les cinq points suivants :
  1. Les animaux font l’objet d’une rencontre dans le monde de la vie. Ils sont là, nous avons avec eux des relations, leur présence s’impose à nous.
  2. Qu’est-ce que le monde de la vie et le monde environnant des animaux ?
  3. A quoi puis-je reconnaître que les animaux sont des sujets-de-conscience ? Les animaux sont des corps de chair qui se comportent de manière à fois changeante et cohérente. On insiste, dans le prolongement « à rebours » d’une réflexion sur La Structure du comportement de Merleau-Ponty, sur l’importance conférée par Husserl au comportement. Il écrit en effet : « l’organisme (Leib) étranger s’affirme dans la suite de l’expérience comme organisme véritable uniquement par son « comportement » changeant, mais toujours concordant » et il ajoute : « ce comportement a un côté physique qui apprésente du psychique comme son indice » (Méditations cartésiennes, § 52).
  4. Comment ai-je accès à ces « subjectivités étrangères » ? On s’appuie notamment sur le § 55 des Méditations cartésiennes où s’affirment le thème de l’anormalité des subjectivités étrangères et le problème de leur reconstruction empathico-analogique : « Les animaux sont essentiellement constitués pour moi comme « variantes » anormales de mon humanité ».
  5. Enfin, les animaux forment-ils des communautés ayant conscience d’elles-mêmes ? Vivent-ils dans le « nous » générationnel et historique ?

 

Jean-Yves Goffi, professeur à l’université Pierre Mendès France, Grenoble 2 : « Quand les conséquentialistes s’approprient le darwinisme : l’exemple de P. Singer »

Jean-Yves Goffi
Jean-Yves Goffi
Il est possible, au moins de façon schématique, d’opposer deux façons d’aborder la question de l’animal en philosophie. La philosophie de l’animalité tente de dégager des traits communs qui s’appliqueraient à tous les animaux et qui seraient l’indice d’une essence propre ; l’éthique des rapports avec l’animal cherche à préciser les règles de juste conduite qui gouverneraient les relations entre l’être humain et les animaux.
Comme on pouvait s’y attendre, il existe toutes sortes de tentatives visant à aller au-delà de cette opposition, ou au moins de la réduire. L’une d’entre elles, dans le cadre d’une naturalisation de l’éthique, vise à chercher dans le comportement de certains animaux les manifestations d’une protoéthique. Ce type de recherche n’est jamais entrepris sans présupposés relatifs à la nature même de l’éthique.
On s’intéresse à la façon dont P. Singer, dans son ouvrage The Expanding Circle. Ethics and Sociobiology, Oxford, OUP, 1981, aborde la question de l’altruisme. Élève de R. Hare, P. Singer procède en conséquentialiste, mais dans le cadre d’un prescriptivisme universel élargi. Il reprend à son compte les explications de parentèle et de l’altruisme réciproque telles qu’elles ont été avancés par ces disciples atypiques de Darwin qu’on trouve dans le champ de la sociobiologie. Mais il estime impossible de réduire à une forme quelconque d’altruisme « naturel » l’altruisme éthique inséparable de la posture proprement morale. On trouve bien dans le monde animal une esquisse de l’éthique, mais certainement pas des règles qu’il suffirait de déchiffrer pour les mettre ensuite en œuvre. Proclamant ainsi, en termes peut-être plus familiers, l’irréductibilité de la culture à la nature, P. Singer est, du même coup, lavé de tout soupçon de vouloir réhabiliter une forme quelconque de darwinisme social. Pour autant, l’universalisme de son éthique ne va pas sans soulever de sérieuses difficultés, dont on se fait l’écho.
 

Elisabeth de Fontenay, maître de conférences émérite université de Paris 1 : « Declinamus… la leçon de Lucrèce sur l’homme et l’animal »

(En attente)

Table ronde : « La bête »

Thierry Gontier, professeur à l’université Jean Moulin, Lyon 3 : « Animal et animalité : la querelle des classiques et des post-modernes »

Que la bête constitue un défi herméneutique pour la raison humaine, c’est là un  » trope  » du scepticisme depuis Sextus Empiricus, repris entre autres par Montaigne, dirigé contre une tradition dogmatiste et anthropocentriste de la philosophie. La bête est-elle cependant totalement inconnaissable ? Descartes a tenté de relever le défi. Contrairement aux accusations de Derrida, reprises de façon récurrente dans la littérature post-moderne, Descartes est bien loin de partir d’une position de principe anthropocentriste et « négative à l’endroit de l’animal ». Le rejet des causes finales hors de la science interdit que la question soit même posée de savoir ce qui est plus digne, de l’homme ou de l’animal, pour qui le monde a été fait, et qui a droit à la royauté sur le monde. Dans ses lettres à Chanut et à la Princesse Élisabeth, Descartes donne aussi un sens moral à ce refus. La question pour Descartes n’est pas une question de principe : elle est une question de fait : de par sa nature, elle relève de la physique et ne peut être résolue que par une sémiologie complexe du comportement.
Cette question n’est pas de savoir si l’animal accomplit ou non des actions rationnelles, mais de savoir si la raison qui préside aux actions de l’animal est bien la « sienne », et non celle d’un agent externe. La machine apparaît à cet endroit, comme le type clair d’un faux agent, produisant des actions rationnelles sans les produire par soi. Seul celui qui sait lever l’illusion de spontanéité de l’automate est aussi capable de répondre à la question de la nature des animaux. De là découle un protocole élaboré d’expériences. Celui-ci ne saurait s’appuyer sur les seules actions « réussies » de l’animal, mais bien plutôt sur la cohérence globale entre les actions « réussies » et les actions « ratées ». Là se trouve le test décisif. L’animal « manque » ses actions d’une autre façon que l’homme : alors que l’homme réussit plus ou moins ses actions témoignant par là agir selon une raison imparfaite, mais universelle, l’animal soit les réussit totalement soit les rate totalement, témoignant par là agir selon une raison parfaite mais spécialisée. Il est vrai que notre approche de l’animal n’est seulement scientifique, mais aussi, et peut-être principalement symbolique : l’homme n’est sans doute pas une bête, mais il est celui qui se réfléchit dans les bêtes, pour construire pour ainsi dire sa propre « animalité ». Cette relation symbolique que nous entretenons à l’animal est sinon anthropocentriste, tout du moins pleinement anthropomorphique : on peut dire en ce sens qu’il n’y a d’animalité que de l’homme et que celle-ci est non une donnée naturelle et immédiate, mais le fruit d’une construction.
Il est ici impossible de réduire l’animal à une figure simple – comme par exemple celle de la nudité, de l’hébétude ou de la souffrance silencieuse. Une figure qui a été trop oubliée par la post-modernité est celle de l‘oikéiôsis en son sens stoïcien : l’animal est ainsi saisi chez les stoïciens comme un être qui possède une forme d’intériorité, étant mû par une représentation de la normalité de sa constitution. Cette figure de l’animal offre une perspective pour l’homme bien différente de celle d’un Jakob von Uexküll, pour qui ce qui caractérise l’animal est son hébétude et sa captation par le milieu ambiant – éthologie développée sur la plan philosophique et anthropologique par Heidegger puis par Derrida, Sloterdijk ou Agamben, pour aboutir à une « éthique » suspecte de la déprise de soi. L‘oikéiôsis stoïcienne trace un modèle d’animalité pour l’homme plus riche, complexe et fécond du point de vue éthique que celui de la Gennomenheit sous ses différentes figures post-modernes.

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Jean-Luc Guichet, directeur de programme Collège international de philosophie

Faut-il être anti-spéciste ?
Sous la pression de plusieurs facteurs, le questionnement de l’homme sur l’animal – apparemment indispensable à sa définition de lui-même – prend de nos jours une orientation de plus en plus morale. D’un côté, en effet, les sciences ont révélé la proximité des capacités de certaines espèces avec l’homme et la profondeur de leur lien phylogénétique, et, de l’autre, les formes d’exploitation des ressources vivantes ont connu une mutation industrielle artificialisant à l’extrême la condition animale. Ces deux évolutions ayant suscité une contradiction difficile à soutenir, le problème moral s’est avivé et a fini par remettre en question de façon plus radicale que jamais le statut humain. Une formulation particulièrement provocatrice de la question est celle de l’argument dit des cas marginaux, avancé par des auteurs anglo-saxons tels l’utilitariste Peter Singer et le déontologiste Tom Regan. Selon cet argument, le raisonnement traditionnel consistant à fonder un droit humain supérieur à celui des bêtes sur une supériorité des capacités peut être pris en défaut si l’on donne à choisir entre la vie d’un animal très évolué comme un chimpanzé et celle d’un humain diminué tel un handicapé mental profond, un vieillard sénile ou un bébé : la réaction ordinaire qui favorise l’humain marginal ne peut en effet se justifier sans contradiction puisque la supériorité revendiquée est clairement défaillante ici. Il devient alors tout à fait évident aux yeux des partisans de cet argument que la préférence humaine ne repose finalement que sur un  » spécisme « , c’est-à-dire un égoïsme d’espèce au fond analogue au racisme. A l’inverse, la communication présentée cherche à défendre l’idée que cette préférence, loin d’être le fait d’un apparentement biologique aveugle, se fonde sur la notion tout à fait différente de communauté morale : celle-ci advient spontanément et nécessairement au sein d’une communauté de langage en engendrant une solidarité symbolique qui attache de façon indivisible ses membres les uns aux autres quelles que soient leurs capacités individuelles de fait. Cependant, une conséquence peut-être inattendue de cette idée est qu’une telle communauté, loin d’être en droit la propriété exclusive de l’homme, s’étend par nature à tous les êtres créateurs de langage et devrait donc logiquement englober tous les animaux qui y accéderaient effectivement comme espèces…

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Lakshmi Kapani, professeur émérite, université Paris 10 Nanterre

Figurant en tête de la liste des animaux dignes d’être offerts dans un sacrifice védique, l’homme (brâhmanique) est plutôt défini comme étant un « animal sacrificiel » (pashu), non pas seulement comme un « animal politique » (Aristote) ou encore un « animal métaphysique » (Schopenhauer), ce qu’il est sans aucun doute. L’importance accordée à la raison, au logos, dans la tradition gréco-européenne et judéo-chrétienne introduit une trop grande distance entre l’homme et l’animal. Au lieu de mettre en avant son évidente singularité et supériorité par rapport à l’animal, sa rationalité, la tradition indienne met en avant son rapport avec le « faire » et le « savoir faire « , puis, en fin de compte, sa capacité de se « défaire » de tout ce qui a été fait et appris, pour retrouver son innocence originaire proche de celle d’un enfant et d’un animal. Par décision personnelle, l’homme sait choisir entre l’agir et le non-agir lucide.
Cuire (et pas seulement le rire, Bergson) est le propre de l’homme dans l’optique brâhmanique et par ce biais purifier, parfaire, transformer (les aliments). L’animal ne cuit pas sa nourriture. « Se cuire » par la « chaleur interne », par le « feu de l’ascèse » (tapas) également, afin de se purifier. Possédant des mains, privilège humain, (tous les animaux ne l’ont pas), l’homme entretient un rapport spécifique avec la Nature lorsqu’il cultive la terre, de même qu’avec la Culture lorsqu’il se cultive et se consacre aux œuvres d’art. Ce faiseur de manuscrits, de statues et de temples, pourra devenir un « faiseur de gué » (jinisme), quittant la « maison » pour la « non-maison » (bouddhisme). La main, c’est aussi la saisie, la « prise », l’appropriation (upâdâna). Le « lâcher prise » s’apprend gommant le sens du « mien » et de la propriété.
Une fois passé du monde de l’engagement au (non-) monde du renoncement, l’ascète s’acharnera à brûler les semences de la parole et de la pensée gisant sur le sol psychique moyennant le feu de la connaissance. Une autre entre ces pashus, plutôt métaphysique celle-ci, aux répercussions éthiques et morales. C’est le même souffle vital (prâna) ?l’anima?, le même « Soi » (âtman : « âme ») qui les anime, n’étant autre que le Brahman : Etre Originaire, Principe Absolu, Soi Universel. Le noyau ontologique ou l’âtman est le « même » (samam) dans tout ce qui vit. D’où le principe éthique de la « non-violence » (ahimsâ, l’absence de nuisance et de cruauté à l’égard de tous les êtres vivants), cher au Mahâtma Gândhi. D’où également le végétarisme indien.
Pays des Vaches sacrées, d’un dieu à tête d’éléphant (Ganesh), d’un dieu Singe (Hanumân), etc., l’Inde ne cesse d’intriguer l’Occidental. Point d’écart drastique entre le divin, l’humain, et l’animal, comme en témoignent les « incarnations » (avatâra) animales de dieu Vishnu ou encore les Récits des naissances antérieures (animales et d’autres) de Siddhârtha Gautama le Bouddha, les fameux Jâtakas.
Dans le registre pan indien de la croyance dans la Loi du karman (actes bons et mauvais avec leurs conséquences à éprouver par l’auteur responsable) et de son corollaire la doctrine de la transmigration (samsâra), naître animal fait partie d’une mauvaise destinée (gati). C’est une condition subie. La naissance humaine est la plus précieuse, (supérieure même à la condition divine passive, correspondant à l’expérience affective des conséquences des actes passés), car c’est uniquement dans celle-ci qu’un être vivant, qui est alors doté d’intention et de délibération (cetanâ) peut activement et directement intervenir dans le cours de son destin pour en changer la donne. Paradoxalement, l’ascète renonçant, mort à son ego et au monde civilisé, en quête du Principe Divin, axé sur le but suprême qu’est de fusionner avec l’Absolu Impersonnel, ressemble fort dans sa manière d’être et de se comporter à un animal. « Sans projets », alors que « l’homme est projet » (kratu-maya purusha, Chândogya-Upanishad III, 14, 1), sans idées, loin des interdits, loin du temps et de l’histoire (alors que c’est l’unique animal sachant  » ce que c’est que demain « selon le Veda), le sage vit dans un perpétuel présent tout comme l’animal. Dans la solitude des forêts et des montagnes sauvages, se contentant de racines déterrées ou de fruits tombés, mangeant à la « manière des vaches » ou à la « manière d’un python », paisible dans le silence verbal et mental », il se rapproche de l’innocence originaire. Libéré dès cette vie, celui-ci opère une sorte de micro cosmogonie, sorti qu’il est désormais de la prison du Grand Temps Cosmique, représenté comme cyclique et circulaire. Ce n’est nullement la fin du monde. C’est seulement la fin de la bêtise humaine.

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Francis Wolff, professeur à l’ENS Ulm

(En attente)

François Frimat, professeur de Première supérieure, Lycée Watteau de Valenciennes

(en attente)

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Esquisse d’une théorie de la religion (par Jean Baechler)

Conférence du 6 juin 2009 par Jean Baechler 

Jean Baechler
Jean Baechler

Une science des religions peut et doit choisir entre deux hypothèses, dont elle puisse déduire les propositions à tester sur les faits, de manière à conduire à des explications plausibles de ceux-ci. Selon l’hypothèse mondaine, dans ses variantes sociologiques ou psychologiques, la religion est un artefact culturel ou psychique, remplissant des fonctions profanes repérables, et les religions les traces laissées, dans la documentation historique, par l’imagination et l’ingéniosité humaines à en procurer les moyens. La thèse postule l’inanité et la vanité de ce dont le religieux, la religion et les religions se réclament unanimement, à savoir un ou des principes à statut extra- et suprahumain. L’hypothèse métaphysique est agnostique ; elle tient que la revendication religieuse peut être vraie ou fausse et que toute théorie prétendant à la vérité doit inclure ce dilemme indécidable, sans compromettre, pour autant, la vérifiabilité des propositions énoncées sur les phénomènes religieux.

L’adoption de l’hypothèse métaphysique impose à la science des religions de combiner en une démarche unifiée les trois points de vue de la philosophie, de la sociologie et de l’histoire. La philosophie est mobilisée par l’ancrage de l’hypothèse dans un syllogisme, portant que le contingent implique l’absolu et que celui-ci peut donner lieu à trois interprétations radicalement différentes. Selon l’une, l’Absolu est le Créateur de toutes les créatures. Selon une autre, Il est l’Émanateur dont émanent tous les émanats. Selon une dernière, l’absolu est l’ensemble potentiellement infini des devenants en Devenir perpétuel. La dernière interprétation est séculière, alors que les deux premières sont religieuses. De là, il devient possible de déduire les éléments psychiques et les composants sociaux indispensables au religieux, pour s’effectuer dans la réalité sous les apparences de la religion et des religions.

La philosophie en appelle alors à la sociologie, pour repérer, classer et interpréter les solutions, en termes d’actions, de cognitions et de factions, que les religions ont apportées aux problèmes posés par l’effectuation de la religion dans des contextes culturels variés. Le point de vue sociologique permet d’inclure dans la théorie l’hypothèse mondaine, en montrant que la religion et les religions sont éminemment parasitables au service des objectifs profanes les plus variés. La sociologie doit dès lors passer le relais théorique à l’histoire. Celle-ci s’attache à deux développements complémentaires. L’un se préoccupe de suivre et d’expliquer le cours suivi par une religion dans la réalité historique. L’autre cherche à vérifier, si, à l’échelle des millénaires et à travers des développements chaotiques, l’histoire religieuse de l’humanité ne trouverait pas un sens objectif dans l’émergence, la consolidation et l’imposition des deux religions ou des deux pôles religieux suggérés par la métaphysique, l’un transcendant et l’autre immanent.

Voir la notice bio-bibliographique de Jean Baechler, membre de l’Institut.

Bulletin 2009 103 3

Engagement, principes et institutions (par Emmanuel Picavet)

Conférence du 21 mars 2009 par Emmanuel Picavet

Les philosophes essaient depuis longtemps de cerner le sens de l’engagement, notamment de l’engagement à respecter des règles et des principes. Si les règles ou principes sont bien justifiés, l’action qui s’en réclame est elle-même soutenue par de bonnes raisons. Mais un problème bien connu se pose, dont les ramifications ont été explorées depuis l’Antiquité : ces bonnes raisons ne sont peut-être pas suffisantes pour contrebalancer d’autres raisons, qui ne tiennent pas au respect des règles et qui engagent à agir autrement.
L’engagement à agir d’après des règles enveloppe donc une difficulté centrale, que l’on peut être tenté de décrire en termes d’oubli des meilleures raisons (comme dans la dénonciation du  » fétichisme de la règle  » en philosophie morale). Cela présente l’inconvénient de faire bon marché des raisons qui permettent l’endossement des règles ; ces raisons peuvent être  » les meilleures « . Mais on peut décrire la même difficulté d’une manière plus précise, en évoquant l’articulation délicate entre des raisons étagées sur plusieurs niveaux (celles qui tiennent au règles elles-mêmes et celles qui tiennent aux circonstances, auxquelles il faut sans doute ajouter les raisons dites  » procédurales  » qui tiennent au respect pour la manière dont les règles ont été adoptées).
Le respect des règles, particulièrement lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre des principes auxquels on reconnaît une importance morale ou politique, ne se laisse pas aisément réduire à ce modèle simple de l’action intentionnelle : agir d’après les meilleures raisons disponibles, dans la perspective des buts que l’on se propose. C’est pourquoi l’engagement adossé à des règles ne semble pouvoir être intégré à une représentation d’ensemble de l’action rationnelle qu’au prix d’une rupture entre la rationalité pratique et l’orientation de l’action par les meilleures raisons liées à l’action. Mais faut-il consentir à cette rupture ?
Certaines raisons peuvent tenir à l’identité de l’agent sans pour autant relever des buts personnels de celui-ci. De telles raisons interviennent alors dans l’action, sans être pour autant les raisons  » de l’action « . C’est dans cette direction qu’Amartya Sen a proposé d’engager la réflexion, pour aboutir à une conception de la rationalité qui ménage une place aux questions d’identité. Philip Pettit a critiqué cette approche, parce qu’elle conduit à dissocier l’action intentionnelle de la réalisation des buts propres à l’agent lui-même.
Face à cette critique, il faut souligner que les raisons de l’action, abstraction faite des questions d’identité, ne sont pas facilement assimilables à la réunion  » instrumentale  » des moyens en vue de la réalisation de buts. Un tel modèle serait trop étroit pour prétendre éclairer la nature de l’action intentionnelle orientée par les meilleures raisons. J’essaierai de montrer que certaines raisons sont bien des raisons  » de l’action  » (pas seulement des raisons  » dans l’action « ) mais ne se laissent pas ramener aux seul choix des moyens d’atteindre un objectif personnel. Si cet argument est correct, cela signifie que l’on ne peut pas s’appuyer sur l’idée d’action rationnelle pour critiquer cette forme d’engagement à agir d’après des règles qui impliquerait, comme le suggère A. Sen, une mise à distance, par l’agent, de ses propres objectifs.
La défense du point de vue d’A. Sen n’oblige cependant pas à rapporter l’engagement à la seule dimension de l’  » identité « , qui conduit à privilégier les facteurs culturels ou les normes sociales et qui peut suggérer aussi, dans des contextes institutionnels, la figure d’une application mécanique des règles. L’engagement à agir d’après des règles peut aussi s’appuyer sur des considérations beaucoup plus proches des  » raisons de l’action  » telles qu’un agent peut les identifier, plus proches aussi des données de la réflexion critique sur les règles adéquates pour l’action.
Cette problématique a des caractéristiques communes avec celle qui se noue autour des rapports entre action individuelle et règles dans les contextes institutionnels. Dans ces contextes, la mise en œuvre des règles passe par des défis d’endossement, d’interprétation et de coordination que doivent relever les acteurs institutionnels. Ici encore, des considérations liées aux règles paraissent faire écran, à l’occasion, aux meilleures raisons telles que peuvent les apercevoir les personnes. Mais le rapport critique aux règles n’est pas pour autant suspendu, pas davantage que la liaison essentielle entre l’action et la règle.
Ces deux aspects contribuent à unifier les deux problématiques abordées au cours de cette conférence. Le rapprochement invite aussi à développer un pan de la théorie qui reste relativement ignoré : dans les contextes institutionnels, la mise en œuvre des principes est tributaire de rapports d’autorité (dont les bases sont procédurales) et d’opérations d’interprétation qui limitent sévèrement la pertinence du modèle de l’application mécanique des règles.

Emmanuel Picavet est maître de conférences à l’Université de Paris-I.

Bulletin 2009 103 1

La stratégie du Second Discours de Rousseau (par Hélène Bouchilloux)

Conférence du 17 janvier 2009 par Hélène Bouchilloux 

Hélène Bouchilloux
Hélène Bouchilloux

Comme on sait, le Second Discours – Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes – répond à une question posée par l’Académie de Dijon :  » Quelle est l’origine de l’inégalité parmi les hommes, et si elle est autorisée par la loi naturelle ? « .

Il n’est guère facile de déterminer quelle est la réponse de Rousseau. D’après le titre de son Discours, lequel mentionne la question de l’origine et la question des fondements, on peut penser qu’il répond parfaitement à une question qui comprend elle-même deux questions : la question de l’origine et la question de l’autorisation par la loi naturelle. Encore faudrait-il être sûr que la question rousseauiste de l’origine, qui n’est pas celle de l’origine réelle mais celle d’une origine hypothétique, et la question rousseauiste des fondements, qui n’est pas celle de l’autorisation par la loi naturelle mais celle d’une légitimité à multiples facettes, coïncident toutes deux avec les deux questions qui sont comprises dans la question initiale de l’Académie. Or rien n’est moins sûr.
Aussi tentera-t-on, dans un premier temps, de dégager la réponse que Rousseau formule – réponse complexe, voire retorse. En dépliant tous ses aspects, on verra que cette réponse est étroitement liée à la méthode qu’il revendique pour son propre discours: une méthode que lui-même compare à celle que les physiciens emploient dans leur discours sur la formation du monde. Aussi tentera-t-on, dans un deuxième temps, d’identifier ces physiciens (Buffon, Descartes), de décrire leur méthode et d’indiquer les avantages qu’elle procure. Restera à mettre en lumière, pour conclure, les répercussions qu’ont ces avantages dans la réponse que Rousseau apporte à la question posée par l’Académie de Dijon : concernant d’abord l’origine de l’inégalité institutionnelle, concernant ensuite le fondement de l’inégalité institutionnelle.
Le but de ce parcours sera de faire ressortir l’ambiguïté de la notion de droit divin, dans son double rapport au droit naturel, d’une part, au droit positif, d’autre part. Il s’agira d’expliquer comment Rousseau parvient à faire passer son lecteur d’une première affirmation (l’affirmation selon laquelle l’inégalité institutionnelle, qui est conforme au droit positif et au droit divin, est cependant contraire au droit naturel) à une seconde affirmation (l’affirmation selon laquelle l’inégalité institutionnelle n’est conforme au droit divin que lorsque le droit positif reproduit analogiquement le droit naturel).
Si l’interprétation qu’on propose est exacte, Rousseau ne vise à rien de moins, avec l’hypothèse de l’homme naturel, qu’à changer le sens du fondement divin de l’ordre social et politique.

Hélène Bouchilloux est professeur à l’université de Nancy 2.

Bulletin 2008 102 4

La couleur de la pensée : conversation et démonstration (par Ali Benmakhlouf)

Conférence du 22 novembre 2008 par Ali Benmakhlouf

Dans le sillage des travaux de Frege, de nombreux philosophes ont défendu la thèse selon laquelle la pensée avait sa grammaire propre. Mais le noyau de la pensée que mobilise la démonstration mathématique s’accompagne chez le logicien d’Iéna d’une  » écorce psychologique « , d’une couleur, considérée comme inessentielle pour déduire. La conversation se nourrit de cette couleur et peut interférer dans la logique des déductions. Elle est l’élément qui fait sortir le logicien de son solipsisme.
La thèse d’un organon long défendue par les philosophes arabes du Moyen âge, notamment Al Fârâbî et Averroès, thèse qui joint aux opérations logiques classiques que sont la conception, le jugement, le raisonnement et la définition celles de la persuasion rhétorique et de l’image poétique est un exemple de cette interférence. Dans ce contexte, comment la pensée prend-elle sa couleur de son adresse ?
Les philosophies ludiques comme celle de Lewis Caroll et de A.N. Whitehead seront le deuxième exemple pris de cette interférence entre la conversation et la démonstration. Comment le contexte d’une expérience élargie contribue-t-il à la grammaire de la pensée?
Enfin, la traduction comme prélude au sens des pensées remet en cause l’idée de significations préconstituées. Si le logicien sort du solipsisme par la conversation, son scepticisme est-il tempéré par sa connaissance de plusieurs langues, parmi lesquelles celle de la science ?

Ali Benmakhlouf est professeur à l’Université de Nice Sophia Antipolis

Bulletin 2009 103 2

Pascal ou la maîtrise de l’esprit (par Jean Mesnard)

Conférence du 31 mai 2008 par Jean Mesnard 

Jean Mesnard
Jean Mesnard

La recherche contemporaine sur Pascal, dans les pays où elle est le plus active (France, Japon, États-Unis), s’intéresse de plus en plus, au-delà de la matière de la pensée de l’auteur, à sa forme, c’est-à-dire aux démarches qu’elle met en oeuvre, à l’originalité et à la virtuosité qui s’y découvrent. Orientation dont l’analyse même de la pensée, indirectement, a d’ailleurs beaucoup à profiter. C’est une sorte d’esquisse de réflexion sur ce sujet qu’entend donner la présente communication, amorce d’un ouvrage depuis longtemps en gestation, dont l’achèvement reste problématique, et dont on ne retiendra ici que quelques idées directrices, quelques éléments de composition et quelques exemples.

Comment Pascal a-t-il conquis cette maîtrise de l’esprit ? Essentiellement par son goût des sciences, notamment mathématiques. Un goût qui s’est trouvé particularisé, façonné par une culture et une expérience extrêmement variées, mais toujours dominées, où l’héritage antique s’est conjugué avec le nouvel esprit scientifique des débuts du XVIIe siècle et surtout avec une capacité d’invention toute personnelle. C’est en allant aux racines de tout cet ensemble qu’il a dégagé pour lui même, en théorie et en pratique, des lois de la pensée et un exercice idéal de l’esprit.

Mais ce qu’il y a peut-être de plus original en lui, c’est qu’il conçoit le modèle mathématique comme applicable, par un processus, soit de généralisation, soit de réduction, à toute forme de discours, passant ainsi de la géométrie à la rhétorique et à la dialectique, le tout bien au-delà de la pure logique, en préservant l’autonomie de chaque domaine et son degré propre de validité. Lorsqu’il écrit: « Travaillons donc à bien penser: voilà le principe de la morale », il n’ignore pas que « bien penser » est d’abord le principe de la connaissance. Mais tout le monde le sait. Ce que Pascal veut souligner, c’est que l’esprit qui constitue le savoir est le même que celui auquel il appartient de gouverner l’action. Il va sans dire qu’à l’extension de ses emplois correspond, pour la notion, un enrichissement remarquable de sa compréhension.

Tels sont les fils conducteurs qui commanderont les analyses des diverses démarches de l’esprit dans lesquelles se manifeste la maîtrise de Pascal. C’est sur trois d’entre elles que je me concentrerai :
1. La quête des principes ;
2. Les lois de l’inférence ;
3. Pensée et ordre.

Jean Mesnard est membre de l’Académie des Sciences morales et politiques.

Bulletin 2008 102 3

Vie et mort des nations selon Vico (par Alain Pons)

Conférence du 15 mars 2008 par Alain Pons

ponsa150308_3L’intérêt croissant qu’éveille l’œuvre de Vico se porte sur des aspects si variés de cette pensée que l’on risque d’oublier qu’à son centre il y a une réflexion sur les nations. Principes d’une science nouvelle relative à la nature commune des nations : tel est le titre de son ouvrage principal (1744). Entendant fonder une science qui soit à la fois « histoire et philosophie de l’humanité » (l’ »humanité » étant ce qui caractérise l’être humain et fait sa valeur), Vico estime que c’est dans les nations que les hommes, sociables par essence, réalisent toutes les potentialités de leur nature. Par delà leurs particularités, les nations ont une « nature commune » qui se révèle dans leur genèse, leur développement, et le cours suivi par leur histoire. Elles obéissent ainsi à la loi de ce que Vico appelle l’ »histoire idéale éternelle », qui les voit sortir d’une quasi-bestialité pour fonder les différentes institutions proprement « humaines » et parvenir à l’état de la « raison pleinement développée ». Par bien des points, ce processus d’ »humanisation » annonce celui qui prendra un peu plus tard le nom de « civilisation », avec l’idée de « progrès » qui la sous-tend. Mais on verra que si Vico appartient bien au « siècle des Lumières » et en partage certains espoirs, des thèmes, dans sa pensée, comme celui de la « barbarie de la réflexion » ou celui du ricorso comme destin inévitable des nations témoignent d’inquiétudes que notre temps a appris à partager.

Bulletin 2008 102 2

La série en art et ses paradoxes (par Catherine Kintzler)

Conférence du 16 février 2008 par Catherine Kintzler 

Catherine Kintzler
Catherine Kintzler

Tableaux en série, réunions de brouillons, d’études et d’esquisses, états de gravure, sérigraphies, sérialité formelle de procédures de composition, d’écriture, de versification, réorchestrations, suites, doubles et variations, répétition du copiste, du faussaire, de l’élève qui se fait la main  « cent fois sur le métier » ,  « encore une fois » du professeur, du lecteur qui relit, de l’amateur qui se repasse le disque, revient voir le film ou l’opéra… : qu’il s’agisse d’un mode d’exposition, d’un mode de production, d’une modalité de l’expérience esthétique, les occurrences de la série couvrent tous les champs de l’art. A peine pourrait-on y trouver un objet ou une opération qui l’exclurait radicalement, qui n’en supposerait pas l’existence – qu’elle soit exhibée, masquée ou hypothétique -, même si c’est pour l’escamoter ou la désavouer.
En lui-même, l’essai de fournir une description raisonnée de ces occurrences engage un parcours philosophique qui rencontre les questions massives de l’objet, de l’imitation, du réel et de la supposition, de la constitution d’une expérience. Il faudra se demander aussi pourquoi la notion de série revêt tant d’évidence à nos yeux.
Ce parcours, nécessairement non-exhaustif, lui-même à l’état de série indéterminée, met en évidence les paradoxes constitutifs de la notion de série : présence et absence, singularité et pluralité, identité et altérité, écart et similitude, accumulation et surgissement, hétérogénéité et homogénéité, continuité et discontinuité, errance et certitude, infinitif et définitif, perfectibilité et perfection.
On tentera d’en penser quelques-uns en recourant à trois modèles qui eux-mêmes rappellent une série philosophique classique maintes fois répétée :
– Celui du jugement réfléchissant qui, en élargissant le concept de nature, propose une manière de cosmologie.
– Celui du simulacre qui, en dénonçant le mythe de l’originalité, propose une ontologie de la production où l’atelier est le lieu de la nature naturante et le schème de la connaissance : on se tournera vers Platon et Deleuze, parfois pour leur échapper.
– Celui (inspiré de Jankélévitch) de l’organe-obstacle qui, s’appuyant sur les paradoxes du temps, propose une morale oscillatoire prenant ses distances avec le désespoir et avec l’ennui.

Catherine Kintzler est professeur émérite à l’Université de Lille 3. Voir son site web.

Bulletin 2008 102 1

L’acte esthétique (par Baldine Saint Girons)

Conférence du 19 janvier 2008 par Baldine Saint Girons 

Baldine Saint Girons
Baldine Saint Girons

Parler d’acte esthétique, c’est vouloir habiliter et rendre visible ce que nous appellerons  « le travail esthétique » , plutôt que le sentiment ou la relation esthétiques. En considérant d’abord l’esthétique comme un adjectif substantivé, nous chercherons à isoler non seulement l’élément esthétique qui s’enchevêtre à la plupart des actes de pensée, mais des  » moments  » esthétiques qui permettent ou favorisent le surgissement de la pensée, en amont, et son transfert ou sa communication, en aval.
Première réduction abusive de l’esthétique : esthétique serait synonyme d’artistique. Soit un exemple qui éclairera d’emblée notre projet : pourquoi rendre der ästhetische Zuschauer de Nietzsche par  « le spectateur artiste » ou  « l’auditeur artiste  » (1964 et 1977) ? »  « Spectateur esthétique » aurait sans doute conduit au pléonasme. Mais il est clair que ni  « spectateur » , ni  « auditeur » ne traduisent vraiment Zuschauer. C’est bien de témoin ou d’ « acteur esthétique » qu’il s’agit ; et il n’y a aucun lieu de confondre l’acte esthétique du témoin avec l’acte artistique. Le travail du spectateur, si on veut garder ce mot, est un travail esthétique.
Deuxième réduction : on fait d’esthétique un synonyme du beau. Pourtant, non seulement l’aisthesis ne saurait se montrer toujours belle, mais il n’est pas sûr que le souci premier ou le souci unique de la sensibilité soit de trier le sensible en le pliant à des catégories, telles que le beau, le gracieux, le grotesque, etc. Si l’esthétique comme discipline se réduisait à la callistique, ainsi que le veut Baumgarten, voire même à la science des catégories esthétiques, elle ne se soucierait plus d’élaborer et de transmettre des techniques du travail esthétique, permettant de recomprendre les différents actes artistiques et d’approfondir la singularité sensible.
Pour que l’élément esthétique puisse être correctement dégagé, trois thèses philosophiques, plus ou moins explicites ou latentes, doivent être systématiquement réexaminées : la thèse de la passivité, jointe à celle de l’ignorance (point besoin d’effort ni d’apprentissage pour sentir) ; la thèse de l’instantanéité (le travail esthétique s’effectuerait toujours in praesentia et se réduirait au seul jugement) ; la thèse de l’hédonisme dans ses deux versions : morale et socio-politique (le travail esthétique ne mériterait pas ce nom, car il appartiendrait à la sphère du divertissement ; et il serait l’apanage d’une classe opulente et oisive).
L’enjeu de la présente recherche est de montrer la quadruple fonction de l’acte esthétique : réponse à la provocation du sensible, sauvegarde de l’altérité, enrichissement et production du réel, instauration d’un lien substantiel entre les hommes. J’insisterai surtout sur le troisième point, ou plutôt sur son fil conducteur : comment et pourquoi l’acte esthétique s’inspire-t-il de la pratique des différents arts pour se rapporter au monde ? Il le poétise et le musicalise, le jardine ou le paysage, le peint ou le sculpte, l’architecture ou le chorégraphie. Voila non pas des métaphores vaines, mais les noms d’opérations rigoureuses, liées à des perspectives et à des problèmes bien précis.

Baldine Saint Girons est professeur de philosophie des XVIIe et XVIIIe siècles à l’Université de Paris X-Nanterre.

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Socrate et les socratismes (par Anne Baudart)

Conférence du 2 juin 2007 par Anne Baudart

Titre complet : Socrate et les socratismes. Du paganisme au christianisme, enjeux d’une fondation philosophique 

Anne Baudart
Anne Baudart

Pourquoi et comment choisir encore d’évoquer aujourd’hui la figure stellaire de Socrate, ainsi que certaines philosophies antiques ou modernes qui s’y rattachent directement ou indirectement, par un socratisme (ou un antisocratisme) délibérément affiché, païen ou chrétien, d’abord, puis plus distancé, infiniment travaillé, jouant à repousser parfois l’influence supposée du philosophe grec, condamné à mort par le tribunal populaire d’Athènes en 399 ?
D’où Socrate tient-il la force de son prestige incomparable ? D’une tradition qui en fait son « pivot » ? D’une modernité désireuse de panser ses ruptures et d’assigner au philosophe grec le rôle d’un fil, d’une chaîne quasi « sacrée », nouant une antiquité lointaine et une époque contemporaine ? Bergson, dans Les Deux Sources de la morale et de la religion , aime à voir en tout enseignant, en tout étudiant, en tout homme épris de sagesse, de vertu, de justice, de perfectionnement intérieur, un « Socrate vivant » et agissant. Socrate appartient, sans conteste, à l’histoire et à la métahistoire. Socle de la tradition « païenne », il fait son entrée, aux premiers siècles de notre ère, dans la littérature chrétienne pour y devenir soit un « précurseur du Christ », soit un garant de la supériorité de la sagesse grecque, mesurée à la sagesse chrétienne.
Enjeu – objet de lutte -, fétiche – objet de vénération ou de détestation -, Socrate fascine, intrigue, séduit autant qu’il irrite. Souvent, il se tient là où l’on ne l’attend pas, proche et lointain, familier et étranger, actuel et inactuel, vecteur incontesté d’une manière autre de vivre et de mourir, d’aimer et de cultiver le bien, le vrai, le juste, d’en partager les fruits avec les hommes. Il incarne une fondation morale, politique, spirituelle, qui n’en finit pas d’occuper le devant de la scène philosophique. Riche de ses « métissages » antiques et modernes, païens et chrétiens, il désigne une posture existentielle inlassablement questionnée et questionnante. Il livre à l’interprétation un faisceau d’intrigues à rebondissements.

Bulletin 2007 101 3