About SFP

Qu’est-ce qui est vital ? (par Frédéric Worms)

Conférence du 17 mars 2007 par Frédéric Worms 

Frédéric Worms
Frédéric Worms

Poser la question  » qu’est-ce qui est vital ?  » semble relever d’une évidence et même d’une urgence en quelque sorte immédiate, et pourtant aussi d’un paradoxe et même de plusieurs paradoxes, dont le plus important n’est cependant pas celui qu’on croit. On reviendra donc, dans cet exposé, sur les paradoxes soulevés par la question, avant de tenter d’y répondre, et d’en montrer les enjeux, qui lui donnent en effet une portée elle-même vitale, aujourd’hui peut-être plus que jamais, au centre de ce que nous appellerions le moment présent en philosophie.

On présentera ici brièvement ces paradoxes, en indiquant seulement ensuite le mouvement qui sera suivi pour tenter d’y répondre. A peine en effet pose-t-on la question  » qu’est-ce qui est vital ?  » que, malgré son évidence apparente, d’autres questions semblent surgir, se bousculant presque. La première et la plus importante à nos yeux serait celle-ci :  » n’y a-t-il de vital que le minimum vital ?  » ; chacun de nous, si on lui posait directement la question, ne répondrait-il pas à celle-ci, en effet, non seulement par une liste de  » besoins  » vitaux apparemment minimaux et urgents, mais par une liste en quelque sorte  » supplémentaire « , y incluant même avant tout quelque chose comme des  » principes  » (la justice, par exemple) ? Le premier paradoxe, le plus fondamental peut-être, serait ainsi celui que nous appellerions du minimal et de l’extensif.

Mais le philosophe en ajoutera et même en intercalera une autre. Il dira :  » avant de dire ce qui est vital ne faut-il pas définir ce que c’est que le vital, sinon même ce que c’est que la vie ? « . Nous soutiendrons pourtant que ce paradoxe, loin d’être le premier, doit être posé en dernier, et ne pourra même être résolu qu’à travers celui du minimal et de l’extensif. Autrement dit c’est peut-être en prenant en compte toute l’extension de ce qui est vital que nous comprendrons ce que c’est que le vital, sinon ce que c’est que la vie. Telle sera en tout cas l’une des thèses du présent exposé.

On ne pourra pas cependant la défendre sans passer par un troisième paradoxe ou une troisième question, celle du positif et du négatif. Demander  » ce qui est vital  » n’est-ce pas aussi demander ce qui est  » mortel  » (par une étrange ambivalence de ces deux adjectifs, pas seulement en Français d’ailleurs) ? N’est-ce pas définir la vie non pas même par des choses mais par des manques, par des besoins, par des négations ? Ici aussi, nous soutiendrons pourtant que cette polarité, bien plutôt que cette négativité, est au contraire essentielle à la compréhension du vital, à condition qu’elle s’applique à lui dans toute son extension, qui seule lui donne sa portée non seulement normative, mais éthique et même politique.

Il faudra donc bien, après avoir brièvement approfondi ces paradoxes, tenter dans un deuxième temps de répondre à la question, c’est-à-dire de préciser la tension interne, dans celle-ci, entre le minimal et l’extensif (nous y distinguerons trois niveaux), avant, enfin, de montrer les enjeux de la question elle-même, tant sur un plan métaphysique, pour la compréhension de la vie, que sur un plan moral et même politique, par où elle rejoint bien les enjeux les plus constitutifs du présent.

Bulletin 2007 101 2

Demi-journée : la philosophie indienne

Demi-journée du 20 janvier 2007

Séance spéciale préparée par Lakshmi Kapani

Communications  de François Chenet, Michel Hulin et Lakshmi Kapani.

 

François Chenet
François Chenet

François Chenet, professeur de philosophie indienne à l’Unviversité de Paris-Sorbonne : La philosophie indienne : Que peut-elle nous enseigner ? 

Les philosophes occidentaux pour la plupart continuent encore, hélas ! de partager les allégations, héritées de Hegel, de Husserl et de Heidegger, selon lesquelles « la philosophie est née en Grèce, elle parla grec avant de parler latin, puis allemand, etc. », de sorte qu’il n’y aurait pas de philosophie en-dehors de la philosophie occidentale. C’est ainsi que l’ethnocentrisme inhérent au Logos occidental s’obstine à dénier à la philosophie indienne le statut et la dignité de philosophie. Au seuil du troisième millénaire, alors que la richesse et la complexité des autres cultures sont désormais avérées, y compris dans les domaines des savoirs théoriques et philosophiques, et que notre connaissance des grandes traditions asiatiques a considérablement progressé, la question demeure toujours pendante : Pourquoi la pensée de certaines traditions – la philosophie hébraïque et juive, et la philosophie arabo-musulmane – auraient-elles à présent droit de cité et de citation au sein de la Cité philosophique et dans l’élaboration de nos schémas de pensée, et pas celle de l’Inde ?
Or, il est désormais acquis, au terme de deux siècles de recherches savantes qui ont fait considérablement progressé notre connaissance des aires culturelles de l’Asie, et qui ont permis de souligner la cohérence et la complexité d’autres formes de pensée, qu’il y a bel et bien de la philosophie en Inde, et non pas seulement ou simplement des religions, des systèmes de mythes et de rites fondés sur la croyance, ou bien des sagesses, comme on s’est longtemps plu à le croire, même s’il est vrai que l’Inde a conçu de manière différente, du moins à l’origine, le projet philosophique lui-même. Est-il besoin de rappeler que la production intellectuelle de l’Inde couvre plusieurs millénaires, que son abondance et sa subtilité sont sans égales dans l’histoire humaine connue ?
Nul ne saurait contester que la philosophie indienne, par l’ampleur, l’ordonnance et l’originalité de ses spéculations, nous donne bel et bien à connaître des philosophies dignes de ce nom. À la question de savoir si lorsqu’on parle de « philosophie occidentale », le qualificatif « occidentale » n’est qu’un additif de pléonasme, il faut donc répondre par la négative : à l’encontre de ce qu’ont soutenu Hegel, Husserl et Heidegger, il y a bel et bien eu ailleurs qu’en Grèce une autre naissance de la philosophie.
L’Inde a fait preuve, dans les différents domaines de la pensée philosophique, esthétique, littéraire, comme aussi dans le domaine des modes d’organisation de la vie sociale et des diverses techniques de la civilisation matérielle, d’une originalité puissante, de sorte qu’il n’est pas une branche de la philosophie, de l’épistémologie ou un domaine des sciences humaines, telles que nous les concevons et telles qu’elles fleurissent de nos jours en Occident, qui puisse se dispenser d’étudier la manière dont l’Inde a abordé sa problématique.
Les philosophies de l’Inde représentent une des réalisations majeures de l’esprit humain : nul doute qu’elles ne rivalisent en aperçus pertinents avec la philosophie grecque et la philosophie occidentale tout entières. C’est dire l’intérêt des doctrines philosophiques qui sont nées sur la terre de l’Inde : il y a ailleurs que dans notre lignée des principes heuristiques qui enrichissent l’expérience humaine, et qui sont de nature, en nous aidant à considérer les « éternels problèmes » sous des angles nouveaux, à renouveler l’élucidation des questions dernières de la métaphysique classique – celles qui ont trait au moi, au monde et à Dieu.
Après avoir rappelé brièvement les principales étapes de l’histoire de la philosophie indienne, et après avoir dissipé quelques « idées fausses » (selon l’expression du philosophe indien Daya Krishna) qui ont encore cours à son sujet, on se propose de présenter certaines de ses contributions les plus originales eu égard à quelques grandes questions débattues telles que l’élucidation de la nature de la conscience et l’analyse du fonctionnement du psychisme, l’analyse du réel et l’ontologie, le statut dévolu à la rationalité en Inde, la notion d‘illusion cosmique (mæyæ) ou bien l’élucidation de l‘énigme de la destinée, selon la doctrine de la loi de l’acte et de son effet (karman) et la perspective de la transmigration (saµsæra).
En sorte qu’il n’est plus possible de continuer à cantonner la philosophie de l’Inde dans le statut marginal qui est le sien lors même qu’elle reste confinée dans le domaine de l’ »orientalisme » spécialisé – indianisme, sinologie, etc. – selon une configuration institutionnelle qui s’est mise en place au XIXe siècle dans un contexte historique et idéologique particulier. L’étude de la philosophie indienne n’a pas pour seule justification la curiosité archéologique des érudits ou le fait qu’elle déterre et mette au jour une idée qui pourrait intéresser les philosophes modernes ; sa meilleure justification réside dans le fait que la philosophie indienne fait partie nolens, volens de notre héritage, autrement dit, de l’héritage de toute l’humanité. Pour quiconque est tant soit peu féru de l’histoire de la pensée humaine, les trésors spéculatifs que recèlent les doctrines qui sont nées sur la terre de l’Inde font, à la vérité, partie intégrante de l’aventure humaine, pour peu qu’on veuille bien ressaisir cette dernière dans son unité concertante par delà la diversité historique des aires culturelles dispersées à travers l’espace et au long du temps. Rendre justice aux philosophies extra-européennes en général et à la philosophie indienne en particulier représente assurément un enjeu philosophiquement, mais surtout humainement crucial à l’heure de la mondialisation et de l’interpénétration toujours accrue des cultures.
Que notre pensée d’Occident, à s’ouvrir à l’ »Orient de la pensée », puisse s’enrichir d’un nouveau rapport, c’est là ce que laissent entrevoir ces propos de l’indianiste Max Müller (1823-1900 – L’Inde : Que peut-elle nous enseigner ?, Londres, 1883) :

S’il me fallait désigner, dans le monde entier, le pays le plus richement doté en richesse, en luxuriance et en beauté par la Nature – et qui en certains endroits est un véritable paradis – j’indiquerais l’Inde. Si l’on me demandait sous quel ciel l’esprit humain a le mieux développé certains de ses dons les plus précieux, a le plus approfondi les grands problèmes de l’existence et a trouvé de solutions dont quelques-unes méritent de retenir l’attention même de ceux qui ont étudié Platon et Kant, j’indiquerais l’Inde. Si je m’interrogeais pour savoir de quelle littérature nous autres, Européens, qui nous sommes nourris presque exclusivement de la pensée des Grecs et des Romains et d’un peuple sémitique, le peuple Juif, pouvons tirer l’élément correcteur dont nous avons besoin pour rendre notre vie intérieure plus parfaite, plus compréhensive, plus universelle, en fait plus vraiment humaine, c’est toujours l’Inde que je désignerais.

Michel Hulin
Michel Hulin

Michel Hulin, professeur émérite à l’Université de Paris-Sorbonne : La question de l’âtman ou du Soi. Un malentendu séculaire entre brahmanes et bouddhistes

La controverse sur l’âtman ou le Soi a constitué un axe majeur du développement de la pensée philosophique indienne en sa période la plus créatrice, au premier millénaire de l’ère chrétienne. Cependant, l’éloignement dans l’espace et dans le temps fait que ce phénomène demeure mal connu d’une Intelligentsia occidentale qui, trop souvent, confond allègrement bouddhisme et brahmanisme. D’ailleurs, mieux informée, elle butera sur le paradoxe lié à la présence même d’un tel débat. Bouddhisme et brahmanisme n’ont-ils pas beaucoup en commun : (refus total dans le bouddhisme, partiel dans le brahmanisme) de toute perspective théiste et créationniste) ; doctrine de la souffrance universelle en tant qu’expression d’une ignorance métaphysique originaire; croyance en la possibilité de surmonter la condition humaine ordinaire par les moyens de l’ascèse, du yoga et de la méditation, etc. ? D’où vient alors cette polémique aussi acharnée qu’interminable ? Pour tenter de répondre à cette question, on remontera d’abord aux origines lointaines du débat, soit quelques siècles avant notre ère, à l’époque des Upanishads et de la prédication du Bouddha, laquelle représente au début une simple dissidence à l’intérieur du brahmanisme. On y décèlera une première divergence subtile qui ira en s’élargissant à la faveur des débats scolastiques des époques ultérieures. Sans prétendre explorer tout le labyrinthe des discussions proprement philosophiques menées à l’âge classique, on s’efforcera de reconstituer la structure et d’examiner la portée des arguments échangés entre « personnalistes » et négateurs du Soi. A cette occasion, des rapprochements ponctuels avec certaines thématiques occidentales (Platon, Hume, Kant, Wittgenstein…) pourront être tentés. De tout cela il ressortira que si la controverse gagne en subtilité et en technicité au fil des âges, elle n’en reste pas moins, trop souvent, au stade du « dialogue de sourds ». D’où la necessité d’explorer en amont certains présupposés du débat, d’ordre socio-religieux ou socio-anthropologique, susceptibles d’expliquer son caractère d’impasse récurrente. Cependant, pour terminer sur une note moins « déprimante », on suggèrera que certaines au moins parmi les écoles brahmaniques (celles qui privilégient la perspective des « renonçants », au sens de L. Dumont) occupent, qu’elles le reconnaissent ou non, des positions doctrinales fort proches de celles des bouddhistes. Le thème commun aux uns et aux autres sera alors celui de l‘identification du sujet fini à la souffrance – au-delà de tout « pessimisme » psychologique ou existentiel – et de son possible auto-dépassement vers un absolu inexprimable.

 

Lakshmi Kapani
Lakshmi Kapani

Lakshmi Kapani, professeur de philosophie indienne et de philosophie comparée à l’Université de Paris-X Nanterre : Simone Weil et l’Inde 

Simone Weil (1909-1943), éminente figure de la philosophie française, s’est beaucoup intéressée à la pensée indienne (brahmanique et bouddhique) dans les dernières années de sa vie. René Daumal fut son maître en sanskrit et c’est grâce à lui que cette porte d’entrée vers une tradition culturelle si différente de la sienne lui fut ouverte. Au lieu d’éprouver un sentiment d’étrangeté, elle y trouva une affinité profonde avec ses propres idées et ses diverses préoccupations, qu’elles soient métaphysiques, mystiques, religieuses, éthiques, esthétiques. Militante et femme d’action, intellectuelle et métaphysicienne, ayant besoin de raison pour assurer sa foi, enfin mystique et travaillée par l’amour de Dieu, Simone Weil s’est sentie comblée par sa découverte des philosophies et des religions de l’Inde.
Du côté brahmanique et hindou, elle étudie notamment les UpaniÒad védiques (litt. « mise en correspondance » entre les éléments du microcosme et du macrocosme), dernière strate des textes du Veda ou de la Révélation (<ruti, litt. « audition ») contenant les grandes affirmations métaphysiques ouvrant sur la connaissance libératrice. Dès le printemps 1940, elle lit la Bhagavad-gîtæ (« Le chant du Bienheureux »), texte appartenant à la strate de la sm=ti (« mémoire », « souvenir », la Tradition). Ce poème didactique en 700 versets fait partie intégrante de la grande épopée hindoue : le Mahæbhærata. La Bh.-gîtæcontient l’enseignement hautement métaphysique et moral dispensé par K=Òßa sur le champ de bataille à Arjuna, fils de KÒatriya, déchiré entre la pitié et la nécessité de la guerre. S. Weil avait sans doute fortement ressenti une similitude entre la situation d’Arjuna et la sienne en 1940, d’où la remarque de S. Pétrement : « …le problème d’Arjuna était le sien. »
Du côté bouddhique, Simone Weil lit les textes du Grand Véhicule (Mahæyæna), en traduction, et, dans le prolongement de ce dernier, ceux du bouddhisme Zen (traductions de D.T. Suzuki).
Le commentaire personnel de Simone Weil sur ses vastes lectures indiennes est digne de retenir l’attention des indianistes. À ma connaissance, il n’existe pas aujourd’hui un ouvrage sérieux sur Simone Weil rassemblant et structurant la totalité des matériaux indiens, extrêmement riches et variés, éparpillés tout au long de son œuvre, notamment dans ses douze Cahiers. L’idée m’est ainsi venue de m’y consacrer et de concrétiser enfin ce qui était resté depuis des années à l’état de projet. Un tel travail me semble utile pour percevoir l’unité sous-jacente de ses réflexions sur les textes, les thèmes ou encore sur les notions indiennes, car Simone Weil, morte prématurément, n’a pas eu elle-même le temps nécessaire de décanter ses découvertes, de réviser ou de modifier son texte après relecture, ou encore de mettre de l’ordre dans ses idées. De toute façon, elle n’a pas voulu construire un système. Il a donc fallu chercher un dénominateur commun reliant toutes ses références à la pensée indienne. Je crois l’avoir trouvé et je me propose de vous le présenter.
Mon enquête portera sur les points suivants :
Quels sont les textes, les thèmes et les notions qui ont retenu plus particulièrement l’attention de Simone Weil. dans les UpaniÒadet dans la Bh.-gîtæ ?
Quelles sont les raisons de la sélection qu’elle opère ? Et pourquoi cette attirance ?
Quelle est son interprétation des notions cardinales des philosophies de l’Inde ?
Ensuite, je m’attarderai sur l’enjeu du comparatisme culturel, philosophique ou religieux. La démarche philosophique de Simone Weil étant spontanée, inachevée, et ses publications étant posthumes, il y a lieu d’intervenir avec beaucoup de doigté et de finesse au moment de présenter ses remarques critiques de philosophe indianiste afin de rectifier tel ou tel point de détail ici ou là. J’en suis consciente. À la recherche d’une vérité unique et universelle, il arrive à Simone Weil de dresser des parallèles hasardeux ou d’effectuer des rapprochements inédits, parfois audacieux, entre une notion indienne et une notion provenant d’une aire culturelle, philosophique ou religieuse, tout à fait différente, mais en gommant les nuances. Elle superpose et surimpose des données disparates pour trouver des liens (parfois inexistants). Or, me semble-t-il, la bonne méthode ou la règle judicieuse que nous devrions suivre en matière de comparatisme, c’est bien de rechercher les différences plutôt que de voir le tout dans le tout. Pour ma démonstration, je prendrai appui sur quelques textes de Simone Weil afin de voir si ses rapprochements sont pertinents ou non. Il faut savoir qu’à cette époque, l’indianisme comparatif était encore à ses débuts et que Simone Weil. n’avait pas la possibilité de faire mieux. Son effort est déjà tout à fait méritoire.
Bilan et Conclusions. J’ai relevé des accords ou des convergences notables, mais aussi des désaccords ou des divergences entre le projet philosophique et religieux propre à Simone Weil et le projet des penseurs indiens. Les divergences que j’ai relevées m’ont permis de constater certaines des spécificités de la pensée indienne par rapport à la pensée gréco-européenne et à la tradition judéo-chrétienne. Grâce à ces divergences, de nouvelles pistes de recherches s’ouvrent devant les yeux. Philosophe et indianiste, je me pose alors la question suivante, grâce à Simone Weil d’ailleurs : pourquoi ne trouve-t-on pas telle ou telle idée dans les textes de l’Inde ?
C’est avant tout pour moi une occasion de saluer le génie de Simone Weil et d’exprimer mon admiration pour l’authenticité de ses intuitions.

Bulletin 2007 101 1

Sophistique, performance, performatif (par Barbara Cassin)

Conférence du 25 novembre 2006 par Barbara Cassin 

Barbara Cassin
Barbara Cassin

« How to do things with words ? » demande Austin. Il me semble que, d’une manière qui reste à problématiser, le discours sophistique est le paradigme d’un discours qui  « fait » , qui fait des choses avec des mots. Ce n’est sans doute pas un  « performatif » au sens austinien du terme, bien que le sens austinien varie considérablement en extension et en intention, mais c’est en tout cas un discours qui opère, qui a un  » effet-monde » .

C’est cet effet-monde que je voudrais penser, à partir de trois études de cas qui constituent à mes yeux une mise en pratique du logos sophistique. Il y va des trois types d’objets auxquels j’ai travaillé ces dernières années, et dont je voudrais tenter d’instruire ce qui les unit. La réponse étant quelque chose comme : le travail des discours, entre rhétorique et performatif. Soit :

1. La scène primitive Parménide / Gorgias, où l’on comprend la distinction entre discours fidèle et discours  » faiseur « , ontologie et phénoménologie d’une part, logologie de l’autre – on la comprend en même temps qu’on acquiert le soupçon et les moyens de remettre en cause la distinction au profit d’une logologie généralisée, c’est-à-dire de réévaluer l’ontologie comme discours qui fait, et même discours parfait, performance absolument réussie.

2. La   » Commission Vérité et Réconciliation » en Afrique du Sud, dont l’effet, visé et thématisé, était un faire au moyen de mots – mots, récits,  statements , pris dans un dispositif singulier ayant pour but de générer le  « peuple arc-en-ciel » , construire un passé commun, produire la réconciliation.

3. Le  Vocabulaire européen des philosophies, Dictionnaire des intraduisibles , dont le fondement, humboldtien, est la différence entre les mondes que produisent les différentes langues, l’impact du fait de la pluralité des langues sur la performance discursive. C’est donc ce rapport entre sophistique, performance et performatif que je voudrais tenter d’interroger.

Bulletin 2006 100 4 

Soutien de la Société française de philosophie à Robert Redeker

Le Conseil d’administration de la Société française de philosophie s’est réuni le 14 octobre 2006 et a voté le texte suivant à l’unanimité, adressé à M. le Président de la République et envoyé à la presse :

Un homme est aujourd’hui menacé de mort, forcé depuis des semaines de se cacher pour avoir écrit et publié son point de vue. Il se trouve qu’il est professeur de philosophie. Or, il n’a fait qu’user du droit de tout citoyen. La question est de sauvegarder, à travers sa vie et celle de ses proches, la liberté de pensée, d’opinion, d’expression et de communication dans un Etat de droit.
La Société française de philosophie apporte son soutien à Robert Redeker et souhaite que les pouvoirs publics prennent à cet égard toutes leurs responsabilités.

Réponse de la Présidence de la République

Nous avons reçu une réponse de la part de l’Elysée, datée du 26 octobre et signée par Mme Blandine Kriegel, Chargée de mission auprès du Président de la République.

En voici un extrait substantiel:

Le Président de la République, qui a lu avec beaucoup d’attention la motion de la Société française de philosophie, comprend et partage votre souci et m’a demandé de vous apporter les précisions suivantes.
Il considère comme vous qu’il est essentiel que les libertés de pensée, d’opinion, d’expression et de communication soient conservées et garanties dans un Etat de droit. C’est pourquoi le Ministre de l’Education nationale, Gilles de Robien, a été amené à réaffirmer ce principe de liberté d’opinion et d’expression. Le ministre a demandé au Recteur de l’Académie de Toulouse d’exprimer son soutien à M. Redeker et de suivre avec une grande attention la situation dans l’établissement où il a été nommé.
En ce qui concerne la sécurité de M. Redeker, qui est un droit fondamental auquel le Président est extrêmement attaché, plusieurs démarches ont été entreprises par le Ministre de l’Intérieur, démarches évidemment discrètes comme celles qui on trait à la sécurité des personnes, mais dont vous avez pu mesurer le souci de vigilance puisque les médias eux-mêmes se sont faits l’écho d’un courrier envoyé par internet qui faisait objet de recherche.
Le Ministre de l’Education nationale, qui a appelé personnellement Robert Redeker pour lui dire également son soutien, a veillé évidemment à ce qu’il soit dispensé d’un enesignement effectif et que son salaire lui soit intégralement versé et ce tant que lui-même estimera être l’objet de menaces.
Le Président de la République partage donc votre souci et demeure très attentif à ce que les pouvoirs publics, notamment le Ministère de l’Education nationale et le Ministère de l’Intérieur, prennent toutes leurs responsabilités.

Hegel. Bicentenaire de la Phénoménologie de l’esprit

Colloque des 12 et 13 octobre 2006

Publié en 2008 aux éditions Vrin : voir la page Ouvrages

Hegel

Télécharger “Programme colloque Hegel” programmecolloquehegel.pdf – Téléchargé 873 fois – 21,38 Ko

Liste et résumés des communications

12 octobre 2006, matin

Marie-Jeanne Königson-Montain

Marie-Jeanne Königson-Montain La notion de monde renversé (die verkehrte Welt) dans la Phénoménologie de l’esprit

La notion de monde renversé intervient dans les derniers développements du chapitre III de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel. Au-delà du supra-sensible, qui correspond à la connaissance des phénomènes par l’entendement, la conscience parvient à un deuxième supra-sensible (le monde renversé), ce qui lui permet de prendre conscience d’elle-même comme sujet se pensant comme tel, comme Je = Je. Au moment où la conscience accède à sa vérité comme conscience de soi est déjà présente la formule de l’idéalisme, tel qu’il apparaîtra dans le chapitre V, lorsque s’unifient, avec la raison, la conscience et la conscience de soi.

Jean-François Kervégan

Jean-François Kervégan Figures du droit dans la Phénoménologie de l’esprit 

Y a-t-il une pensée du droit dans la Phénoménologie de l’Esprit, bien que son objet immédiat soit autre ? On s’efforce ici de montrer que oui, tout en restant attentif à ce qui distingue cette approche du droit de celle des textes systématiques berlinois. Certains des passages les plus connus de l’œuvre de 1807 établissent ce qu’on pourrait appeler les conditions marginales du droit : sa place se situe entre la pure violence du combat pour la reconnaissance et l’ouverture infinie de l’histoire. Ceci posé, on peut étudier les figures du droit dans la Phénoménologie, en s’attachant en particulier à l’étude des chapitres VI et VII. Cette étude montre ce qui distingue la conception de la Sittlichkeit qui est celle de Hegel en 1807 et celle que mettront en place les Principes de la Philosophie du Droit.

Catherine Malabou

Catherine Malabou La confession est-elle l’accomplissement de la reconnaissance ?

Cet article entend analyser la figure duelle de Rousseau dans la Phénoménologie de l’esprit. Les deux oeuvres que sont le Contrat Social et lesConfessions semblent se contredire l’une l’autre, introduisant une scission entre reconnaissance juridique et reconnaissance personnelle. Ce problème, proprement politique, magistralement mis en lumière par Hegel, structure encore notre actualité.

Jean-Louis Vieillard-Baron

Jean-Louis Vieillard-Baron (page web) Etat divin, Etat laïque 

Prenant appui sur le dernier paragraphe des Principes de la philosophie du droit, on dégage deux problèmes principaux, celui de la réconciliation de l’État mondain ou laïque et de l’État comme modèle immanent ou rationalité idéelle dont l’Idée même est l’effectivité, et celui de la violence inhérente à la vérité et que celle-ci doit abandonner en vue de sa réconciliation dans l’effectivité. La Logique montre elle-même cette violence interne au vrai. Il résulte de cela quelle est la place de la religion dans l’État : l’État hégélien (qui intègre en lui la famille et la société civile bourgeoise) n’est la  » volonté divine  » qu’en tant qu’il est laïque, en ce sens que la religion, institutionnellement présente en lui, n’exerce aucun pouvoir politique dans la mesure même où elle est l’expression centrale de l’Esprit absolu ; la position de Hegel (PPD § 270 R) est plus défensive en 1821 qu’en 1830 (Encyclopédie, § 552 R) où il affirme que la vie éthique de l’État et la religion chrétienne sont de  » solides garanties réciproques « .

12 octobre, après-midi

André Stanguennec

André Stanguennec Hegel et Nietzsche interprètes de Socrate

Hegel et Nietzsche ont privilégié l’un comme l’autre de façon exceptionnelle la figure de Socrate dans l’histoire de la philosophie européenne. Selon le premier , il fut  » le tournant principal de l’esprit en soi-même « , tandis que pour le second, il représente  » un tournant et un pivot de l’histoire universelle « . Nous décelerons plusieurs points communs aux interprétations hégélienne et nietzschéenne de Socrate : la rupture que provoque la réflexion avec l’éthique traditionnelle des moeurs grecques ; la diffusion devenue populaire et banale de l’accès à la réflexion philosophique ; la trop sévère critique de la tragédie dont va hériter Platon ; et pour finir, l’importance de la maïeutique et de la dialectique comme méthodes du savoir rationnel. Toutefois, les évaluations de Socrate et de sa postérité sont opposées de part et d’autre : tandis que Hegel voit en Socrate l’amorce d’un progrès dans un optimisme rationnel qui n’a fait que croître jusqu’à lui, Nietzsche considère Socrate comme le commencement catastrophique d’une décadence en effet optimiste, mais reversible, dont il est possible et nécessaire d’inverser les valeurs au bénéfice du pessimisme dionysiaque qu’il prône.

Christophe Bouton

Christophe Bouton Hegel et les oeuvres de l’esprit 

Cette communication se propose d’analyser la conception hégélienne de l’oeuvre selon tous ses aspects individuels et collectifs, dans les domaines éthique, politique, historique et esthétique. En nous appuyant notamment sur les textes de la Phénoménologie de l’esprit, nous soutenons 1) que le concept d’oeuvre (Werk) est un concept fondamental de la philosophie de Hegel, envisagée comme une pensée de l¹effectivité (Wirklichkeit), et 2) qu’il constitue comme tel une distance implicite vis-à-vis du luthéranisme. L’un des tours de force de la philosophie de Hegel est en effet d¹avoir développé une pensée de l’oeuvre comme effectivité et vérité de l’esprit, tout en étant baigné dans l’atmosphère spirituelle du protestantisme, qui n’accorde pas à cette notion une telle valeur. Dans la pensée de Hegel, l’oeuvre se dit en plusieurs sens (pratique, poïétique, éthique, historique, esthétique). Selon toutes ses figures, l’oeuvre se définit comme une activité de l’esprit impliquant un processus de devenir-autre, de s’extérioriser, de s’objectiver, de s’universaliser dans des actes qui possèdent une durée spécifique. Comme telle, l’oeuvre est la vérité de l¹individu ou du peuple qui est à son origine. L’oeuvre n’est critiquée, sous la plume de Hegel, que lorsqu’elle ne répond plus à sa vocation d’universalisation, et retombe dans la particularité. Plus l’ouuvre est universelle, plus elle est conforme à son concept et capable de durer. Cette participation à l’oeuvre de l’esprit, si minime soit-elle, procure à l¹individu ce que Ernst Bloch appelle  » une immortalité métaphorique « .

Jean-Marie Lardic

Jean-Marie Lardic La dialectique herméneutique de Hegel

La dialectique hégélienne ne consiste pas seulement en un procédé déductif, ni en une construction conceptuelle, ni en une description ou une narration. Elle semble régie par l’interprétation du sens des étapes phénoménologiques ou des concepts logiques, à partir du savoir qui s’y exprime dans son absoluité dont le terme de la Phénoménologie de l’esprit constitue une prise de conscience et un accomplissement. Mais ce qui régit l’interprétation du parcours phénoménologique, scandé par le décalage entre la visée et le langage qui l’exprime en menant au-delà d’elle, n’est-il pas inapplicable dans le cas de la logique où la pensée s’identifie au sens dans toute sa plénitude ? Pourtant, on le verra, le procès logique lui-même peut être expliqué en termes herméneutiques, si l’on sait y voir la logique actionnelle d’un esprit.

Bernard Mabille (page web) L’opacité de l’absolu 

Bernard Mabille

La troisième section (Effectivité) de la Doctrine de l’essence commence par un chapitre sobrement intitulé  » l’absolu « . Passage énigmatique pour deux raisons : d’une part il disparaît dans les versions ultérieures de la Logique (celles de l’Encyclopédie), d’autre part le lecteur s’attendrait à voir ce titre figurer à la fin de la Science de la logique. Devant un tel texte la littérature ne se laisse pas décourager. Elle en offre une lecture interne (expliquer pourquoi l’effectivité est d’abord caractérisée comme  » l’absolu « ) et une lecture historique (le chapitre en question est une reprise spéculative de la philosophie de Spinoza comme en témoignent les divisions : absolu – substance, attribut, mode). Ouvrant le chapitre en question figure un petit texte de cinq phrases. C’est ce passage que nous avons choisi d’analyser en insistant sur deux points. D’une part le texte révèle l’impuissance constitutive de la métaphysique pré-kantienne à penser l’absolu (il lui reste opaque parce qu’elle ne peut que balancer entre l’exercice d’une indéfinie négation supposée protéger l’infini de la finitude et l’affirmation confuse d’une totalité de déterminations qui n’est qu’une accumulation de prédicats sans relations organiques). Il permet d’autre part de comprendre l’absoluité de l’absolu sous le signe de l’absolution aux deux sens d’une libération de la finité (absolution ascendante au-delà de l’opacité du donné) et d’une libération de l’absolu lui-même (qui ne vit qu’en s’absolvant de son opacité ou de son abstraction pour s’extérioriser et se retrouver en son autre).

13 octobre, matin

Myriam Bienenstock

Myriam Bienenstock (page web) Hegel et les faits

« L’histoire est vide » : dans sa philosophie de l’histoire, Hegel le dit et le répète à ses contemporains. Il le
dit à tous ceux qui en appelaient alors à un « esprit du peuple » enraciné dans le passé, donc à l’histoire, comme à la source de toute légitimité. Il le dit aux juristes, défenseurs de l’Ecole historique du droit, qui cherchaient eux aussi dans l’histoire une légitimation, voire même un « concept », de droit. Il le dit enfin à tous ceux qui, se drapant dans une dignité alors toute nouvelle d’hommes de science, se réclamaient de ce qu’ils dénommaient des « faits ». Mais d’où vint donc le succès de ce petit mot de « fait » (Faktum – des faits – matter of fact, Tatsache) à la fin du XVIIIe s., et que signifie le terme? – Dans cet article, nous montrons que Hegel reprit la question, mais aussi la réponse, de Lessing : s’interrogeant, comme Lessing, sur la question de savoir si des « faits » peuvent servir de fondement à la foi religieuse, il se tourna vers la raison.

Emmanuel Cattin Le philosophe et l’expérience

Emmanuel Cattin

La Phénoménologie de l’esprit est le grand livre de l’expérience. Le sens d’une telle expérience est double : il s’agit tout autant de l’expérience comme mouvement et conduite (Erfahren) de la conscience que de la rencontre de l’être (das reine Auffassen) en laquelle celle- ci s’accomplit comme conscience. Ainsi le grand livre du sujet, le livre de l’activité, est-il tout autant et d’abord le grand livre de la substance, le livre de l’être. Or le livre de l’expérience est lui- même le contenu d’une expérience pour la conscience qui indissolublement, à chaque fois, le rencontre et l’accomplit. Telle est bien la grande loi hégélienne : tout est dans l’expérience.

Hélène Politis

Hélène Politis Kierkegaard lecteur de la Phénoménologie de l’esprit

Contrairement à ce que suppose ordinairement le public, Kierkegaard fut un excellent lecteur de Hegel, et beaucoup des schémas de pensée proprement kierkegaardiens résultent d’un dialogue philosophique rigoureux et vivant avec le Système. Cette conférence retrace donc, brièvement mais aussi précisément que possible, quelques étapes remarquables de la relation philosophique de Kierkegaard à Hegel. L’ironie, l’épreuve, le paradoxe, la dialectique de la généralité et de la singularité, la morale, l’éthique, la foi (et quelques autres concepts décisifs pour notre modernité) sont ainsi passés en revue selon une grille de lecture kierkegaardienne  » constamment rapportée à Hegel « .

Franck Fischbach

Franck Fischbach Marx lecteur de la Phénoménologie de l’esprit

Par l’analyse de l’interprétation que Marx donne de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel dans ses manuscrits parisiens de 1844, cet article tente d’étayer la thèse selon laquelle, dès cette époque, Marx accède à un point de vue philosophique propre qui suppose la rupture avec Hegel. Cette rupture se marque à la manière dont Marx transforme la conception du rapport sujet-objet : les hommes sont compris par Marx comme des vivants dotés d’une activité naturelle d’objectivation d’eux-mêmes et c’est uniquement la dépossession des objets produits et la transformation du travail en activité désobjectivante qui engendrent la conscience de soi comme sujet. La réconciliation hégélienne de la conscience d’objet et de la conscience de soi, la compréhension de la première comme moment de la seconde deviennent donc pour Marx le résultat même du processus d’aliénation.

13 octobre, après-midi

Norbert Waszek

Norbert Waszek Descartes, Jacobi, Schleiermacher et la « philosophie de la subjectivité » selon Hegel

Cet article examine le § 77 de l‘Encyclopédie des Sciences Philosophiques (2e et 3e édition : de 1827 et 1830) avec une question précise : le recours à Descartes qu’il contient est-il motivé par des préoccupations de l’époque, le débat de Hegel avec une « philosophie de la subjectivité », celle associée d’abord avec Jacobi, puis avec Schleiermacher ? Le § 77 se trouve dans la troisième partie du Concept préliminaire de la Logique, qui porte le titre « Le savoir immédiat » (§§ 61-78). Si l’on compare avec la première édition de l‘Encyclopédie, celle de 1817, on constate que Hegel a fondamentalement réélaboré et élargi ce « Concept préliminaire ». Pour ce qui concerne plus spécialement la section intitulée « savoir immédiat », on ne trouve rien, dans la première édition, qui lui corresponde. Il s’agit d’un texte tout à fait nouveau, ce qui renforce notre thèse, selon laquelle l’intention de Hegel, d’avoir recours à Descartes contre les  » mauvais cartésiens  » de son époque, fut une spécificité de ses années à Berlin donc, plus précisément de 1826 à 1830.
(Titre et résumé correspondant au texte qui sera publié)

Yves-Jean Harder

Yves-Jean Harder Le destin du hegélianisme

Le destin du hégélianisme est la réflexion de celui-ci dans la culture de l’époque, autrement dit dans la
modernité, qui se caractérise par la scission entre le politique et le religieux, et la subordination du théologique à l’anthropologique. Le hégélianisme subit dans cette transposition culturelle une inversion de ces motifs fondamentaux. Le destin présente le hégélianisme sous la forme de son autre, en naturalisant l’esprit et la négativité qui l’anime. L’accès de la modernité au hégélianisme suppose la possibilité de surmonter son destin, non en le niant, mais en le comprenant, c’est-à-dire en mettant en évidence son sens religieux.

Pierre Osmo

Pierre Osmo Le théâtre de l’appropriation

On fait ici l’hypothèse qu’en entrant dans la Phénoménologie de l’esprit, non dans un roman ou dans une  » odyssée « , mais comme on entre au théâtre, et à la condition d’actualiser sa forme léguée par les Grecs, on se donne le moyen particulièrement approprié de s’approprier le contenu, le mouvement, le sens de cette œuvre, dans la mesure même où s’y joue le destin d’une réappropriation par l’esprit de la scission constitutive, dès le départ, du propre de la conscience, voire, du propre du  » propre  » ; et ainsi – en assumant le paradoxe qui propose, en l’occurrence, d’entrer au théâtre, ce lieu par excellence de la représentation, pour sortir de la représentation et accéder au concept – de s’approprier soi-même au mouvement de la contradiction qui conduit au savoir absolu comme au lieu de sa solution.

Bernard Bourgeois

Bernard Bourgeois1 La philosophie du langage dans la Phénoménologie de l’esprit

La philosophie du langage enveloppée par l’éloge que fait Hegel de celui-ci dans laPhénoménologie de
l’esprit
peut être explicitée à travers une reconstruction du parcours phénoménologique comme intensification progressive de la performance langagière. Mais l’essence performative du langage culmine dans le discours spéculatif niant par son caractère spéculatif son caractère discursif, et révélant ainsi que, si le langage est le phénomène le plus spirituel de l’esprit, il n’est pas, pour Hegel, l’esprit lui-même.

 

  1. Bernard Bourgeois vient de publier une nouvelle traduction de la Phénoménologie de l’esprit, avec présentation, notes et index (Paris : Vrin, 2006). []

La dernière métaphysique de Leibniz et l’idéalisme (par Michel Fichant)

Conférence du 20 mai 2006 par Michel Fichant 

Michel Fichant
Michel Fichant

La question de la nature et du sens d’un  » idéalisme leibnizien  » se trouve, depuis plus d’une vingtaine d’années, au centre d’un grand débat dans les études leibniziennes, principalement anglo-saxonnes. La conception la plus conséquente et la plus radicale d’un tel idéalisme a été exposée par Robert Merrihew Adams (Leibniz, Determinist, Theist, Idealist, 1994) :  » Le principe le plus fondamental de la métaphysique de Leibniz est que « il n’y a rien d’autre dans les choses que les substances simples et, en elles, les perceptions et les appétitions ». Cela signifie que les corps, qui ne sont pas des substances simples, peuvent seulement être construits à partir des substances simples et de leurs propriétés de perception et d’appétition  » (p. 217). Ce débat en rencontre un autre, qui porte sur la reconnaissance de périodes dans la formation de la métaphysique leibnizienne et sur le point de vue qui permet d’en rendre compte de la façon la plus adéquate : expression constante d’un  » Système de Leibniz  » invariant dans ses thèses et sa structure, ou plutôt recherche ouverte où l’invention conceptuelle ne se referme jamais sur une formule systématique unique ? En effet, ceux-là même qui ont voulu reconnaître une période des  » années moyennes  » (Daniel Garber), où Leibniz n’aurait pas adhéré à l’idéalisme, ont généralement concédé que la dernière métaphysique, celle qui se déploie proprement selon la thèse monadologique, est bien caractérisée finalement par cette adhésion.

Je me propose de développer les arguments suivants :

  1. Du point de vue génétique, la thèse monadologique répond bien originellement à la requête d’un fondement de la réalité des corps.
  2. Les développements de la métaphysique leibnizienne de la dernière période (après 1700) ne donnent pas congé à la recherche de caractérisation d’une vraie  » substance corporelle « .
  3. C’est la spécificité de ce qu’il appelle l’  » Organisme  » qui retient Leibniz de laisser le dernier mot à un idéalisme tel que celui qui lui est attribué. Si idéalisme il y a, il faut l’entendre en un autre sens.

Bulletin 2006 100 3

Après un siècle d’astronomie, quelle image du monde ? (par Pierre Léna)

Conférence du 21 janvier 2006 par Pierre Léna 

Pierre Léna
Pierre Léna

Le XXe siècle a été marqué par une formidable transformation de notre image du cosmos, grâce à la conjugaison de moyens d’observation d’une puissance inégalée, et des profonds renouvellements de la.physique à l’orée du siècle. Quel bilan de ces avancées peut-on donner aujourd’hui ? Quelles sont les directions nouvelles qui apparaissent ?
Nous tenterons de dessiner à grands traits ces révolutions, celles de l’observation comme celles de la physique, et d’en mesurer l’impact : dans notre vision du Système solaire et d’un univers en évolution, dans l’éventualité d’une existence de formes de vie ailleurs que sur Terre, dans les états totalement exotiques (trous noirs) ou inconnus (masse cachée) de la matière.
Ces transformations peuvent elles modifier en profondeur l’image que l’Homme se fait de lui-même, hasard de l’univers ou admirable, et responsable, étape d’un monde en devenir ?

Pierre Léna est professeur émérite à Paris-VII et membre de l’Institut.

Bulletin 2006 100 2

Une pensée non hiérarchique est-elle possible ? (par Daniel Parrochia)

Conférence du 19 novembre 2005, par Daniel Parrochia

Le concept de hiérarchie (de hiéros, sacré, et archè, principe), au départ dans la dépendance d’un lourd passé ecclésiastique – puisqu’il désigne originairement l’ordre des milices célestes (anges, archanges,

Daniel Parrochia
Daniel Parrochia

etc.) – en est venu à signifier, une fois sa laïcisation accomplie, toute espèce de subordination sérielle de personnes, d’objets, de faits ou d’idées, un ordre total ou partiel étant défini sur leur ensemble. L’idée de hiérarchie, déjà présente dans l’organisation des sociétés les plus anciennes (les  » classifications primitives  » de Durkheim et Mauss), reçoit alors une grande extension, pénétrant tour à tour le domaine de la politique, de la morale, de la sociologie ou encore de l’épistémologie.

Largement utilisée par les philosophes et les savants (taxinomistes ou théoriciens des systèmes), qui en ont fait un modèle de pensée et même du monde, la hiérarchie s’est vue opposer deux sortes de critiques : – Une critique de type politique qui, au nom d’une pensée libertaire, entend faire fond sur la puissance du moi (Max Stirner) ou l’existence du multiple pour renverser les ordres et leur substituer, non pas le désordre, mais une organisation dépourvue de centre, principe ou « chef  » (anarchie). – Une critique de type épistémologique, qui opposera aux formes hiérarchiques réputées rigides et simplistes (arbres) des structures supposées plus souples ou plus complexes (organisations réticulaires, rhizomes, enchevêtrements ; boucles ou structures paradoxales) ; Ces critiques n’ont pas toujours réussi à convaincre : en pratique, organisations sans chef et sociétés sans classes restent l’exception; en théorie, le développement de la logique moderne (fin XIXe, début du XXe siècle) a semblé au début plutôt confirmer la nécessité des hiérarchies (hiérarchie des types logiques de Russell, hiérarchie des ensembles de Zermelo-Fraenkel) garantes de la cohérence de la pensée (ou du maintien de cette cohérence le plus loin possible). Nous savons pourtant aujourd’hui, après la réinterprétation des travaux mathématiques de Paul Finsler par Peter Aczel, qu’il y a une alternative à cet univers. Une pensée non hiérarchique est logiquement et mathématiquement possible : c’est un théorème. Ce résultat amène deux types de questions : Sur le plan théorique, à quel prix obtient-on ce prodige ? Sur le plan pratique, est-ce à dire qu’une telle pensée puisse trouver des applications concrètes ? Et dans quels domaines ? L’image de la pensée (philosophique, scientifique, politique…) en est-elle alors changée ?

Daniel Parrochia est professeur à l’Université de Lyon-III.

Bulletin 2006 100 1

Logique et philosophie (par Elisabeth Schwartz)

Conférence du 21 mai 2005, par Elisabeth Schwartz

Faut-il à la logique aujourd’hui une philosophie ? Et le faut-il en un sens aussi nécessaire que dans les grands systèmes qui ont vu en elle un élément essentiel, voire constitutif, ou bien faudrait-il avec

Elisabeth Schwartz
Elisabeth Schwartz

l’avènement de la logique mathématique se résoudre à limiter l’intervention philosophique en logique au seul plan d’une épistémologie ? Epistémologie qui a pu recevoir au XXe siècle ses titres de noblesse, mais qu’une tradition aujourd’hui vivante dans toute la sphère dite analytique, a pu justement juger devenue inutile du fait de l’avènement de cette nouvelle logique ,qui la reconduirait au non sens ou à une vérité uniquement psychologique…

Il n’est peut-être pas assez tard, et le jour n’est peut-être pas encore tombé sur ce nouveau mariage de la logique avec la philosophie, pour qu’on puisse oser une réponse à cette question qui nous semble cependant bien actuelle ,On se propose de limiter la réflexion à quelques grandes heures de ce mariage, choisies en tant que déjà suffisamment éloignées de notre présent mais exemplaires, on le croit, des choix qu’il impose, ou devrait imposer à la raison philosophante.

Frege et Russell ont, chacun à leur manière, proposé de penser ce nouveau régime . Il est usuel d’y reconnaître les éléments d’une redéfinition de la philosophie du concept et de la question du réalisme. C’est aussi l’intervention de cette nouvelle logique qui creuse, au sein d’une même attention au renouveau des mathématiques, d’un large accord sur la question du psychologisme, ou de la critique des philosophies transcendantales kantienne et néo-kantienne, la différence des philosophies  » logicistes  » avec la phénoménologie husserlienne.

Cette étape dogmatique était solidaire d’une certaine conception de l’universalisme logique en ses rapports avec la formalisation mathématique, qu’il est apparu nécessaire de retravailler à la génération d’un Carnap et d’un Gödel, dont les résultats devaient si irréversiblement ébranler les imprudentes prédictions husserliennes en philosophie, et poser à la logique la question de l’internalisation de sa syntaxe. Mais ,à la philosophie de Carnap d’abord accordée avec le principe méthodologique husserlien de suspension de l’attitude naturelle ,la logique qui a d’abord donné une alternative non transcendantale, non subjective, à la tâche de constitution , offrira assez vite aussi ,et ce sera consacré par la réception américaine de l’œuvre, les moyens d’un renouvellement de la définition de l’empirisme. Logique, et à la gloire de la science, mais empirisme tout de même, et non pas rationalisme.

La mise à distance du rationalisme, qu’il soit confondu avec le subjectivisme empirique, comme l’est alors aussi l’idéalisme, ou réputé  » naïf « , indicible, ou inaccessible à titre de question externe à l’exercice formalisant de la logique elle-même, pose à la philosophie issue de la nouvelle logique la question de la possibilité d’une définition, ou même d’une pratique, de ce qu’il convient encore ou non de nommer la Raison.. Il y a quelques raisons de voir dans le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein les éléments d’un nouveau scepticisme, entendu en la radicalité de ses formes antiques, et qu’on proposerait de nommer cette fois non plus empirisme mais scepticisme logique. Non sans remarquer que ce thème entre en tension chez ce philosophe ,en ceci très différent de Carnap, avec les exigences d’une philosophie pratique, qui ne peut selon lui s’inscrire dans le cadre de la seule forme du monde des faits.

C’est donc en définitive cette question de l’apport de la logique mathématique à un renouveau du rationalisme, qui devrait se poser pour finir, si l’essor des  » méthodes logiques  » en philosophie , loin de travailler à ce renouveau , hésite aujourd’hui souvent entre un positivisme pragmatique de leur application aux œuvres de la science ou de l’action , et une conviction austère mais condamnée au silence philosophique , quelque hanté qu’il soit en son indécision par la mémoire d’une histoire pour laquelle il existe une nécessité de l’intelligible entendu comme l’autre face de la liberté de l’esprit.

Elisabeth Schwartz est professeur à l’Université de Clermont-II

Bulletin 2005 99 4

Matérialisme et naturalisme métaphysiques (par Marcel Conche)

Conférence du 19 mars 2005, par Marcel Conche

I. Par  » métaphysique « , j’entends un discours  » par raison naturelle  » (Descartes) au sujet du Tout de la réalité. Épicure est aussi métaphysicien que Platon. Le spiritualisme place l’Esprit absolu à l’origine des choses. Pour le naturalisme, il n’y a rien d’autre que la Nature. Le matérialisme est un naturalisme qui réduit la Nature à la matière. Quelle métaphysique est la vraie ? Il n’y a pas de décision rationnelle possible. La métaphysique se fonde dans la liberté. La liberté est ce sans quoi un jugement ne peut avoir un sens de vérité. C’est le point d’Archimède. Le matérialisme qui nie la liberté, nie sa propre condition de possibilité.

Il. Ma position métaphysique est le naturalisme non matérialiste. La Nature s’offre aux sens, dont le témoignage est irrécusable (cf. Lucrèce). Il ne faut pas scinder en deux la Nature, comme le font ceux qui opposent  » qualités secondes  » et  » qualités premières « . Il n’y a pas la nature apparente, celle de la perception, et la nature vraie, celle de la science. Le vert de l’arbre qui verdoie est dans la Nature.

III. La matière ne peut faire l’unité de la Nature, car la notion perd son sens au niveau subatomique. L’énergie, en laquelle la matière se résout, est un être mathématique. La physique quantique est immatérialiste.

IV. La notion de matière garde son sens au niveau macroscopique, avec l’opposition de l’animé et de l’inanimé, qui relève de l’expérience. Mais alors, elle manifeste son absence de valeur explicative : le matérialisme échoue à expliquer, à partir de la matière, la vie et l’esprit.

V. L’explication est à chercher au niveau de l’infime, de l’infiniment-petit physique, où règne la constante h de Planck. Un éléphant est un grand corps matériel (il est volumineux, pesant, etc.), mais en tant que vivant, il appartient au monde subatomique.

VI. Dans l’infini de petitesse se trouve la clé de la créativité de la Nature.  » Créativité  » signifie non-équivalence de la cause et de l’effet, causalité créatrice. L’homme libre, autocréateur, est en accord avec l’essence de la Nature. La prétendue contradiction entre la Nature et la liberté suppose une conception matérialiste de la Nature.

VII. La créativité de la Nature, qui n’est limitée que par elle-même, est infinie. La Nature, illimitée, forme non un ensemble ayant une unité de surplomb, mais une multiplicité inassemblable et non structurée. Mais s’il n’y a pas de structure de l’infini, il y a des structures dans l’infini. La Nature éclate en mondes innombrables, finis et structurés.

VIII. Pour la science, l’univers est un ensemble où tout se tient, c’est-à-dire un monde. La science est principe d’illusion, puisqu’elle finitise la Nature.

Bulletin 2005 99 2

La précarité de l’orthodoxie chrétienne (par Alain Besançon)

Conférence du 22 janvier 2005, par Alain Besançon

Mon essai repose sur l’assomption qu’il existe entre la religion  « naturelle » ou  « païenne » ,  la religion de l’Ancien Testament et celle du Nouveau une vaste zone de recouvrement. Que cependant ces trois religions qui se succèdent chronologiquement ont un champ de vision inégal, la seconde prétendant comprendre plus de choses que la première et la troisième plus que la seconde. Je tiens qu’au sein d’un système religieux donné il existe un point d’équilibre où toutes les parties sont en correspondance et en harmonie sans qu’on puisse ajouter ou retrancher sans dommage quelque chose d’hétérogène. Ce point je l’appelle l’orthodoxie.

L’orthodoxie païenne se règle sur l’ordre du monde. Son point culminant est dans l’exercice de la philosophie. La fin de l’antiquité voit s’opérer une sorte de fusion des différentes écoles dans une religiosité commune. Cette orthodoxie n’est pas dogmatique. Chacun est libre de choisir le système qui lui convient le mieux et où il peut mettre son espérance de bonheur. Cependant il existe des religions où l’ordre du monde paraît perdu de vue et qui font entrer dans ce que j’appelle l’hétérodoxie païenne. Le test est en général les sacrifices humains et l’idolâtrie. Hume estime que le monothéisme peut n’être pas une rupture, mais une continuation, ou une concentration du polythéisme sur un dieu privilégié déclaré unique. Le cas de l’Islam peut être envisagé comme un cas extrême d’un monothéisme païen qui se cache derrière un refus absolu de l’idolâtrie polythéiste. Je l’analyse comme la religion naturelle du Dieu révélé, ou comme une idolâtrie du Dieu d’Israël.

L’orthodoxie juive s’est formée avant le christianisme et s’est fixée en milieu pharisien en défense contre l’anéantissement romain et contre la tentation du christianisme. La question à laquelle je m’efforce de répondre est celle-ci : le judaïsme post-chrétien a-t-il intégralement sauvegardé l’orthodoxie qui était la sienne au moment de l’événement messianique, tant du côté de l’ordre du monde que de la révélation dont il avait été favorisé ? La réponse est évidemment positive en ce qui concerne la prière et le culte synagogal. Elle est plus nuancée en qui concerne le Talmud et la Kabbale. Je discute les points de vue du Grand Rabbin Adin Steinsaltz et d’Emmanuel Levinas. L’orthodoxie chrétienne, qui, comme la religion de l’Ancien Testament, repose sur la foi, sur la confiance en la parole de Dieu, est nécessairement fragile, d’autant qu’elle ne peut s’appuyer ni sur la tradition déjà fixée du judaïsme, ni sur l’étude de la Thora intangible, ni sur l’appui d’un peuple aux frontières nettement délimitées. Le christianisme a donc dû recourir à une gamme de moyens pour se défendre contre la décomposition de sa foi. Je distingue les moyens  » intrinsèques  » qui se développent à l’intérieur de la foi et dans sa logique même, et les moyens  » extrinsèques  » qui peuvent être appelés de l’extérieur. Ces derniers ont été principalement l’appel au pouvoir politique et l’association avec le sentiment national. Ces étais ou ces contreforts n’ont pas toujours été suffisants, bien au contraire, pour sauvegarder l’orthodoxie. De plus ils se sont tous écroulés à l’époque moderne. Ce qui fait que l’Eglise chrétienne, née toute nue et exposée à tous les vents, se retrouve deux mille ans plus tard dans la même situation.

Bulletin 2005 99 1

La pensée japonaise à l’orée du XXIe siècle (par Tomonobu Imamichi)

Conférence du 20 novembre 2004, par Tomonobu Imamichi

1. – D’après la carte géographique de Ptolémée, l’est de la Chine est la limite de l’Extrême Orient ; au-delà, c’est la « terra incognita ». À la période hellénistique, le Japon fut ignoré par l’Occident. Aujourd’hui, le Japon est surtout connu pour sa puissance économique ou politique, et notamment technologique. À mon avis et à mon grand regret, le Japon reste une « terra incognita » pour ce qui est de la philosophie comme activité de l’esprit dans le monde contemporain. En ce début du XXIe siècle, je voudrais souligner quelques thèses importantes, voire stimulantes, de la pensée japonaise. Pour cela, je vais me livrer à une étude comparée et réfléchir en philosophe sur divers éléments linguistiques.

2. – Cosmogonie et histoire. Chez nous au Japon, il n’y eut pas de cosmogonie proprement créatrice ; le mythe de la genèse du cosmos s’apparente à l’autogénération végétative. En général, l’humanité est située à ce niveau à l’intérieur de la nature. Le concept de la persona comme dignité humaine a été tout à fait inconnu ; la valeur de l’individu en tant que personne n’a pas été assez considérée. À la place du moi, il y a le « nous » (forme plurielle d’ego). Le culte du « nous » dans la société close au Japon est comme l’ombre projetée par le collectivisme des existences végétatives. Cependant, à la place de la persona, on a cultivé, dès l’Antiquité, la vertu de responsabilité dans la société close du « nous ». En Occident, le mot responsabilité n’a été forgé qu’au XVIIe siècle.

3. – Réflexion philosophique et formes linguistiques. a) L’analogia entis, qui a toujours été un problème caractéristique de la pensée occidentale, ne peut être exprimée dans plusieurs langues orientales : en effet, dans ces langues, il existe une différence claire et distincte, du point de vue linguistique, entre le verbe « être » au sens ontologique et le verbe « être » servant de copule. Au lieu de l’analogie de l’être, l’analogie du néant peut être analysée, comme dans le cas de Nishida. b) En Occident, le concept qui s’oppose au néant est naturellement l’être ; mais en Orient, c’est Yao (avoir), selon la tradition chinoise qui a beaucoup influencé la forme japonaise du bouddhisme et du confucianisme. Avoir en tant que Yao peut être utile pour l’interprétation « échontologique » (la forme echôn, du verbe grec echein) : en l’occurrence, le verbe avoir concerne le « il » de « il y a », selon la réaction d’Emmanuel Levinas. Je suis heureux et honoré d’avoir été invité par la Société française de philosophie à présenter plusieurs thèses que j’ai développées dans mes travaux.

Tomonobu Imamichi, professeur émérite à l’université de Tokyo (Japon), président honoraire de l’Institut international de philosophie

Bulletin 2005 99 3