Résumés

L’homme et l’animal, colloque du 14 octobre 2009

Colloque du 14 octobre 2009.  Intervenants: Georges Chapouthier, Florence Burgat, Jean-Yves Goffi, Elisabeth de Fontenay, Thierry Gontier, Jean-Luc Guichet, Lakshmi Kapani, Francis Wolff, François Frimat.

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Conférences

Georges Chapouthier, neurobiologiste et philosophe, directeur de recherches au CNRS : « En morale et en esthétique, sommes-nous des philosophes ou des singes? »

Georges Chapouthier
Georges Chapouthier

Il y a trois grandes manières de concevoir les places respectives de l’être humain et de l’animal : l’animal humanisé, l’animal-objet et l’animal-être sensible. C’est cette dernière conception qui est la plus en accord avec la biologie d’aujourd’hui. Etre sensible comme les (autres) animaux, proche parent des chimpanzés, capable de partager les maladies des bêtes, l’être humain est clairement un animal en ce qui concerne sa « nature ». En outre, les résultats de l’éthologie montrent qu’existent aussi, chez les animaux, de nombreuses ébauches des « cultures » humaines : outils, règles cognitives, langages et même proto-morales et proto-esthétiques. Comment dès lors situer notre espèce ? Sommes-nous des philosophes ou des singes ? La réponse proposée est unitaire : notre morale et notre esthétique ont clairement des racines animales, forgées par l’évolution des espèces, mais l’espèce humaine leur donne un mode de fonctionnement qui lui est propre. Nous bénéficions donc d’une combinaison harmonieuse de racines biologiques et d’une manière proprement humaine de les traiter. Ce caractère unitaire se retrouve dans le fonctionnement de nos hémisphères cérébraux, dichotomiques et humiens par construction, mais qui fonctionnent en harmonie et donnent à l’être humain une manière particulière de traiter morale et esthétique. Aux spécificités purement humaines de traiter morale et esthétique, il faut ajouter le caractère « néoténique » de notre espèce, « juvénile » et adaptable à tout, en bien comme en mal, et, lié à notre cerveau très performant, un sens aigu de la durée, de l’avenir, voire de la projection dans l’imaginaire. Entre l’homme et l’animal, il y donc à la fois une forte continuité et une certaine spécificité culturelle, si l’on prend bien soin d’affirmer ici le primat de la continuité. Nous sommes à la fois des singes et des philosophes. Et ce dernier statut devrait nous amener à davantage de responsabilité morale dans la manière de traiter les (autres) animaux.

G. Chapouthier est l’auteur de Kant et le chimpanzé – Essai sur l’être humain, la morale et l’art, Paris : Belin, 2009.

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Florence Burgat, directrice de recherches à l’INRA : « Le monde de la vie et ses sujets de conscience »

Florence Burgat
Florence Burgat
Husserl ne fait pas partie des auteurs majeurs sur la « question animale ». Pourtant, il a ouvert, et avec une très grande liberté d’esprit, des voies neuves dont on doit prendre la mesure : la vie animale est transcendantale, les animaux sont des « sujets de conscience « , ils participent à la constitution du monde et partagent, avec tous les hommes, le monde de la vie (Lebenswelt). Le type « moi et le monde environnant » se retrouve dans l’animal, et cette structure forme la couche fondamentale commune aux Animalien(ce qu’il y a de commun aux hommes et aux bêtes dans l’opération de constitution). On est donc loin de la conception dominante de l’animal comme « simplement vivant ».
On examine les cinq points suivants :
  1. Les animaux font l’objet d’une rencontre dans le monde de la vie. Ils sont là, nous avons avec eux des relations, leur présence s’impose à nous.
  2. Qu’est-ce que le monde de la vie et le monde environnant des animaux ?
  3. A quoi puis-je reconnaître que les animaux sont des sujets-de-conscience ? Les animaux sont des corps de chair qui se comportent de manière à fois changeante et cohérente. On insiste, dans le prolongement « à rebours » d’une réflexion sur La Structure du comportement de Merleau-Ponty, sur l’importance conférée par Husserl au comportement. Il écrit en effet : « l’organisme (Leib) étranger s’affirme dans la suite de l’expérience comme organisme véritable uniquement par son « comportement » changeant, mais toujours concordant » et il ajoute : « ce comportement a un côté physique qui apprésente du psychique comme son indice » (Méditations cartésiennes, § 52).
  4. Comment ai-je accès à ces « subjectivités étrangères » ? On s’appuie notamment sur le § 55 des Méditations cartésiennes où s’affirment le thème de l’anormalité des subjectivités étrangères et le problème de leur reconstruction empathico-analogique : « Les animaux sont essentiellement constitués pour moi comme « variantes » anormales de mon humanité ».
  5. Enfin, les animaux forment-ils des communautés ayant conscience d’elles-mêmes ? Vivent-ils dans le « nous » générationnel et historique ?

 

Jean-Yves Goffi, professeur à l’université Pierre Mendès France, Grenoble 2 : « Quand les conséquentialistes s’approprient le darwinisme : l’exemple de P. Singer »

Jean-Yves Goffi
Jean-Yves Goffi
Il est possible, au moins de façon schématique, d’opposer deux façons d’aborder la question de l’animal en philosophie. La philosophie de l’animalité tente de dégager des traits communs qui s’appliqueraient à tous les animaux et qui seraient l’indice d’une essence propre ; l’éthique des rapports avec l’animal cherche à préciser les règles de juste conduite qui gouverneraient les relations entre l’être humain et les animaux.
Comme on pouvait s’y attendre, il existe toutes sortes de tentatives visant à aller au-delà de cette opposition, ou au moins de la réduire. L’une d’entre elles, dans le cadre d’une naturalisation de l’éthique, vise à chercher dans le comportement de certains animaux les manifestations d’une protoéthique. Ce type de recherche n’est jamais entrepris sans présupposés relatifs à la nature même de l’éthique.
On s’intéresse à la façon dont P. Singer, dans son ouvrage The Expanding Circle. Ethics and Sociobiology, Oxford, OUP, 1981, aborde la question de l’altruisme. Élève de R. Hare, P. Singer procède en conséquentialiste, mais dans le cadre d’un prescriptivisme universel élargi. Il reprend à son compte les explications de parentèle et de l’altruisme réciproque telles qu’elles ont été avancés par ces disciples atypiques de Darwin qu’on trouve dans le champ de la sociobiologie. Mais il estime impossible de réduire à une forme quelconque d’altruisme « naturel » l’altruisme éthique inséparable de la posture proprement morale. On trouve bien dans le monde animal une esquisse de l’éthique, mais certainement pas des règles qu’il suffirait de déchiffrer pour les mettre ensuite en œuvre. Proclamant ainsi, en termes peut-être plus familiers, l’irréductibilité de la culture à la nature, P. Singer est, du même coup, lavé de tout soupçon de vouloir réhabiliter une forme quelconque de darwinisme social. Pour autant, l’universalisme de son éthique ne va pas sans soulever de sérieuses difficultés, dont on se fait l’écho.
 

Elisabeth de Fontenay, maître de conférences émérite université de Paris 1 : « Declinamus… la leçon de Lucrèce sur l’homme et l’animal »

(En attente)

Table ronde : « La bête »

Thierry Gontier, professeur à l’université Jean Moulin, Lyon 3 : « Animal et animalité : la querelle des classiques et des post-modernes »

Que la bête constitue un défi herméneutique pour la raison humaine, c’est là un  » trope  » du scepticisme depuis Sextus Empiricus, repris entre autres par Montaigne, dirigé contre une tradition dogmatiste et anthropocentriste de la philosophie. La bête est-elle cependant totalement inconnaissable ? Descartes a tenté de relever le défi. Contrairement aux accusations de Derrida, reprises de façon récurrente dans la littérature post-moderne, Descartes est bien loin de partir d’une position de principe anthropocentriste et « négative à l’endroit de l’animal ». Le rejet des causes finales hors de la science interdit que la question soit même posée de savoir ce qui est plus digne, de l’homme ou de l’animal, pour qui le monde a été fait, et qui a droit à la royauté sur le monde. Dans ses lettres à Chanut et à la Princesse Élisabeth, Descartes donne aussi un sens moral à ce refus. La question pour Descartes n’est pas une question de principe : elle est une question de fait : de par sa nature, elle relève de la physique et ne peut être résolue que par une sémiologie complexe du comportement.
Cette question n’est pas de savoir si l’animal accomplit ou non des actions rationnelles, mais de savoir si la raison qui préside aux actions de l’animal est bien la « sienne », et non celle d’un agent externe. La machine apparaît à cet endroit, comme le type clair d’un faux agent, produisant des actions rationnelles sans les produire par soi. Seul celui qui sait lever l’illusion de spontanéité de l’automate est aussi capable de répondre à la question de la nature des animaux. De là découle un protocole élaboré d’expériences. Celui-ci ne saurait s’appuyer sur les seules actions « réussies » de l’animal, mais bien plutôt sur la cohérence globale entre les actions « réussies » et les actions « ratées ». Là se trouve le test décisif. L’animal « manque » ses actions d’une autre façon que l’homme : alors que l’homme réussit plus ou moins ses actions témoignant par là agir selon une raison imparfaite, mais universelle, l’animal soit les réussit totalement soit les rate totalement, témoignant par là agir selon une raison parfaite mais spécialisée. Il est vrai que notre approche de l’animal n’est seulement scientifique, mais aussi, et peut-être principalement symbolique : l’homme n’est sans doute pas une bête, mais il est celui qui se réfléchit dans les bêtes, pour construire pour ainsi dire sa propre « animalité ». Cette relation symbolique que nous entretenons à l’animal est sinon anthropocentriste, tout du moins pleinement anthropomorphique : on peut dire en ce sens qu’il n’y a d’animalité que de l’homme et que celle-ci est non une donnée naturelle et immédiate, mais le fruit d’une construction.
Il est ici impossible de réduire l’animal à une figure simple – comme par exemple celle de la nudité, de l’hébétude ou de la souffrance silencieuse. Une figure qui a été trop oubliée par la post-modernité est celle de l‘oikéiôsis en son sens stoïcien : l’animal est ainsi saisi chez les stoïciens comme un être qui possède une forme d’intériorité, étant mû par une représentation de la normalité de sa constitution. Cette figure de l’animal offre une perspective pour l’homme bien différente de celle d’un Jakob von Uexküll, pour qui ce qui caractérise l’animal est son hébétude et sa captation par le milieu ambiant – éthologie développée sur la plan philosophique et anthropologique par Heidegger puis par Derrida, Sloterdijk ou Agamben, pour aboutir à une « éthique » suspecte de la déprise de soi. L‘oikéiôsis stoïcienne trace un modèle d’animalité pour l’homme plus riche, complexe et fécond du point de vue éthique que celui de la Gennomenheit sous ses différentes figures post-modernes.

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Jean-Luc Guichet, directeur de programme Collège international de philosophie

Faut-il être anti-spéciste ?
Sous la pression de plusieurs facteurs, le questionnement de l’homme sur l’animal – apparemment indispensable à sa définition de lui-même – prend de nos jours une orientation de plus en plus morale. D’un côté, en effet, les sciences ont révélé la proximité des capacités de certaines espèces avec l’homme et la profondeur de leur lien phylogénétique, et, de l’autre, les formes d’exploitation des ressources vivantes ont connu une mutation industrielle artificialisant à l’extrême la condition animale. Ces deux évolutions ayant suscité une contradiction difficile à soutenir, le problème moral s’est avivé et a fini par remettre en question de façon plus radicale que jamais le statut humain. Une formulation particulièrement provocatrice de la question est celle de l’argument dit des cas marginaux, avancé par des auteurs anglo-saxons tels l’utilitariste Peter Singer et le déontologiste Tom Regan. Selon cet argument, le raisonnement traditionnel consistant à fonder un droit humain supérieur à celui des bêtes sur une supériorité des capacités peut être pris en défaut si l’on donne à choisir entre la vie d’un animal très évolué comme un chimpanzé et celle d’un humain diminué tel un handicapé mental profond, un vieillard sénile ou un bébé : la réaction ordinaire qui favorise l’humain marginal ne peut en effet se justifier sans contradiction puisque la supériorité revendiquée est clairement défaillante ici. Il devient alors tout à fait évident aux yeux des partisans de cet argument que la préférence humaine ne repose finalement que sur un  » spécisme « , c’est-à-dire un égoïsme d’espèce au fond analogue au racisme. A l’inverse, la communication présentée cherche à défendre l’idée que cette préférence, loin d’être le fait d’un apparentement biologique aveugle, se fonde sur la notion tout à fait différente de communauté morale : celle-ci advient spontanément et nécessairement au sein d’une communauté de langage en engendrant une solidarité symbolique qui attache de façon indivisible ses membres les uns aux autres quelles que soient leurs capacités individuelles de fait. Cependant, une conséquence peut-être inattendue de cette idée est qu’une telle communauté, loin d’être en droit la propriété exclusive de l’homme, s’étend par nature à tous les êtres créateurs de langage et devrait donc logiquement englober tous les animaux qui y accéderaient effectivement comme espèces…

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Lakshmi Kapani, professeur émérite, université Paris 10 Nanterre

Figurant en tête de la liste des animaux dignes d’être offerts dans un sacrifice védique, l’homme (brâhmanique) est plutôt défini comme étant un « animal sacrificiel » (pashu), non pas seulement comme un « animal politique » (Aristote) ou encore un « animal métaphysique » (Schopenhauer), ce qu’il est sans aucun doute. L’importance accordée à la raison, au logos, dans la tradition gréco-européenne et judéo-chrétienne introduit une trop grande distance entre l’homme et l’animal. Au lieu de mettre en avant son évidente singularité et supériorité par rapport à l’animal, sa rationalité, la tradition indienne met en avant son rapport avec le « faire » et le « savoir faire « , puis, en fin de compte, sa capacité de se « défaire » de tout ce qui a été fait et appris, pour retrouver son innocence originaire proche de celle d’un enfant et d’un animal. Par décision personnelle, l’homme sait choisir entre l’agir et le non-agir lucide.
Cuire (et pas seulement le rire, Bergson) est le propre de l’homme dans l’optique brâhmanique et par ce biais purifier, parfaire, transformer (les aliments). L’animal ne cuit pas sa nourriture. « Se cuire » par la « chaleur interne », par le « feu de l’ascèse » (tapas) également, afin de se purifier. Possédant des mains, privilège humain, (tous les animaux ne l’ont pas), l’homme entretient un rapport spécifique avec la Nature lorsqu’il cultive la terre, de même qu’avec la Culture lorsqu’il se cultive et se consacre aux œuvres d’art. Ce faiseur de manuscrits, de statues et de temples, pourra devenir un « faiseur de gué » (jinisme), quittant la « maison » pour la « non-maison » (bouddhisme). La main, c’est aussi la saisie, la « prise », l’appropriation (upâdâna). Le « lâcher prise » s’apprend gommant le sens du « mien » et de la propriété.
Une fois passé du monde de l’engagement au (non-) monde du renoncement, l’ascète s’acharnera à brûler les semences de la parole et de la pensée gisant sur le sol psychique moyennant le feu de la connaissance. Une autre entre ces pashus, plutôt métaphysique celle-ci, aux répercussions éthiques et morales. C’est le même souffle vital (prâna) ?l’anima?, le même « Soi » (âtman : « âme ») qui les anime, n’étant autre que le Brahman : Etre Originaire, Principe Absolu, Soi Universel. Le noyau ontologique ou l’âtman est le « même » (samam) dans tout ce qui vit. D’où le principe éthique de la « non-violence » (ahimsâ, l’absence de nuisance et de cruauté à l’égard de tous les êtres vivants), cher au Mahâtma Gândhi. D’où également le végétarisme indien.
Pays des Vaches sacrées, d’un dieu à tête d’éléphant (Ganesh), d’un dieu Singe (Hanumân), etc., l’Inde ne cesse d’intriguer l’Occidental. Point d’écart drastique entre le divin, l’humain, et l’animal, comme en témoignent les « incarnations » (avatâra) animales de dieu Vishnu ou encore les Récits des naissances antérieures (animales et d’autres) de Siddhârtha Gautama le Bouddha, les fameux Jâtakas.
Dans le registre pan indien de la croyance dans la Loi du karman (actes bons et mauvais avec leurs conséquences à éprouver par l’auteur responsable) et de son corollaire la doctrine de la transmigration (samsâra), naître animal fait partie d’une mauvaise destinée (gati). C’est une condition subie. La naissance humaine est la plus précieuse, (supérieure même à la condition divine passive, correspondant à l’expérience affective des conséquences des actes passés), car c’est uniquement dans celle-ci qu’un être vivant, qui est alors doté d’intention et de délibération (cetanâ) peut activement et directement intervenir dans le cours de son destin pour en changer la donne. Paradoxalement, l’ascète renonçant, mort à son ego et au monde civilisé, en quête du Principe Divin, axé sur le but suprême qu’est de fusionner avec l’Absolu Impersonnel, ressemble fort dans sa manière d’être et de se comporter à un animal. « Sans projets », alors que « l’homme est projet » (kratu-maya purusha, Chândogya-Upanishad III, 14, 1), sans idées, loin des interdits, loin du temps et de l’histoire (alors que c’est l’unique animal sachant  » ce que c’est que demain « selon le Veda), le sage vit dans un perpétuel présent tout comme l’animal. Dans la solitude des forêts et des montagnes sauvages, se contentant de racines déterrées ou de fruits tombés, mangeant à la « manière des vaches » ou à la « manière d’un python », paisible dans le silence verbal et mental », il se rapproche de l’innocence originaire. Libéré dès cette vie, celui-ci opère une sorte de micro cosmogonie, sorti qu’il est désormais de la prison du Grand Temps Cosmique, représenté comme cyclique et circulaire. Ce n’est nullement la fin du monde. C’est seulement la fin de la bêtise humaine.

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Francis Wolff, professeur à l’ENS Ulm

(En attente)

François Frimat, professeur de Première supérieure, Lycée Watteau de Valenciennes

(en attente)

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Esquisse d’une théorie de la religion (par Jean Baechler)

Conférence du 6 juin 2009 par Jean Baechler 

Jean Baechler
Jean Baechler

Une science des religions peut et doit choisir entre deux hypothèses, dont elle puisse déduire les propositions à tester sur les faits, de manière à conduire à des explications plausibles de ceux-ci. Selon l’hypothèse mondaine, dans ses variantes sociologiques ou psychologiques, la religion est un artefact culturel ou psychique, remplissant des fonctions profanes repérables, et les religions les traces laissées, dans la documentation historique, par l’imagination et l’ingéniosité humaines à en procurer les moyens. La thèse postule l’inanité et la vanité de ce dont le religieux, la religion et les religions se réclament unanimement, à savoir un ou des principes à statut extra- et suprahumain. L’hypothèse métaphysique est agnostique ; elle tient que la revendication religieuse peut être vraie ou fausse et que toute théorie prétendant à la vérité doit inclure ce dilemme indécidable, sans compromettre, pour autant, la vérifiabilité des propositions énoncées sur les phénomènes religieux.

L’adoption de l’hypothèse métaphysique impose à la science des religions de combiner en une démarche unifiée les trois points de vue de la philosophie, de la sociologie et de l’histoire. La philosophie est mobilisée par l’ancrage de l’hypothèse dans un syllogisme, portant que le contingent implique l’absolu et que celui-ci peut donner lieu à trois interprétations radicalement différentes. Selon l’une, l’Absolu est le Créateur de toutes les créatures. Selon une autre, Il est l’Émanateur dont émanent tous les émanats. Selon une dernière, l’absolu est l’ensemble potentiellement infini des devenants en Devenir perpétuel. La dernière interprétation est séculière, alors que les deux premières sont religieuses. De là, il devient possible de déduire les éléments psychiques et les composants sociaux indispensables au religieux, pour s’effectuer dans la réalité sous les apparences de la religion et des religions.

La philosophie en appelle alors à la sociologie, pour repérer, classer et interpréter les solutions, en termes d’actions, de cognitions et de factions, que les religions ont apportées aux problèmes posés par l’effectuation de la religion dans des contextes culturels variés. Le point de vue sociologique permet d’inclure dans la théorie l’hypothèse mondaine, en montrant que la religion et les religions sont éminemment parasitables au service des objectifs profanes les plus variés. La sociologie doit dès lors passer le relais théorique à l’histoire. Celle-ci s’attache à deux développements complémentaires. L’un se préoccupe de suivre et d’expliquer le cours suivi par une religion dans la réalité historique. L’autre cherche à vérifier, si, à l’échelle des millénaires et à travers des développements chaotiques, l’histoire religieuse de l’humanité ne trouverait pas un sens objectif dans l’émergence, la consolidation et l’imposition des deux religions ou des deux pôles religieux suggérés par la métaphysique, l’un transcendant et l’autre immanent.

Voir la notice bio-bibliographique de Jean Baechler, membre de l’Institut.

Bulletin 2009 103 3

Engagement, principes et institutions (par Emmanuel Picavet)

Conférence du 21 mars 2009 par Emmanuel Picavet

Les philosophes essaient depuis longtemps de cerner le sens de l’engagement, notamment de l’engagement à respecter des règles et des principes. Si les règles ou principes sont bien justifiés, l’action qui s’en réclame est elle-même soutenue par de bonnes raisons. Mais un problème bien connu se pose, dont les ramifications ont été explorées depuis l’Antiquité : ces bonnes raisons ne sont peut-être pas suffisantes pour contrebalancer d’autres raisons, qui ne tiennent pas au respect des règles et qui engagent à agir autrement.
L’engagement à agir d’après des règles enveloppe donc une difficulté centrale, que l’on peut être tenté de décrire en termes d’oubli des meilleures raisons (comme dans la dénonciation du  » fétichisme de la règle  » en philosophie morale). Cela présente l’inconvénient de faire bon marché des raisons qui permettent l’endossement des règles ; ces raisons peuvent être  » les meilleures « . Mais on peut décrire la même difficulté d’une manière plus précise, en évoquant l’articulation délicate entre des raisons étagées sur plusieurs niveaux (celles qui tiennent au règles elles-mêmes et celles qui tiennent aux circonstances, auxquelles il faut sans doute ajouter les raisons dites  » procédurales  » qui tiennent au respect pour la manière dont les règles ont été adoptées).
Le respect des règles, particulièrement lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre des principes auxquels on reconnaît une importance morale ou politique, ne se laisse pas aisément réduire à ce modèle simple de l’action intentionnelle : agir d’après les meilleures raisons disponibles, dans la perspective des buts que l’on se propose. C’est pourquoi l’engagement adossé à des règles ne semble pouvoir être intégré à une représentation d’ensemble de l’action rationnelle qu’au prix d’une rupture entre la rationalité pratique et l’orientation de l’action par les meilleures raisons liées à l’action. Mais faut-il consentir à cette rupture ?
Certaines raisons peuvent tenir à l’identité de l’agent sans pour autant relever des buts personnels de celui-ci. De telles raisons interviennent alors dans l’action, sans être pour autant les raisons  » de l’action « . C’est dans cette direction qu’Amartya Sen a proposé d’engager la réflexion, pour aboutir à une conception de la rationalité qui ménage une place aux questions d’identité. Philip Pettit a critiqué cette approche, parce qu’elle conduit à dissocier l’action intentionnelle de la réalisation des buts propres à l’agent lui-même.
Face à cette critique, il faut souligner que les raisons de l’action, abstraction faite des questions d’identité, ne sont pas facilement assimilables à la réunion  » instrumentale  » des moyens en vue de la réalisation de buts. Un tel modèle serait trop étroit pour prétendre éclairer la nature de l’action intentionnelle orientée par les meilleures raisons. J’essaierai de montrer que certaines raisons sont bien des raisons  » de l’action  » (pas seulement des raisons  » dans l’action « ) mais ne se laissent pas ramener aux seul choix des moyens d’atteindre un objectif personnel. Si cet argument est correct, cela signifie que l’on ne peut pas s’appuyer sur l’idée d’action rationnelle pour critiquer cette forme d’engagement à agir d’après des règles qui impliquerait, comme le suggère A. Sen, une mise à distance, par l’agent, de ses propres objectifs.
La défense du point de vue d’A. Sen n’oblige cependant pas à rapporter l’engagement à la seule dimension de l’  » identité « , qui conduit à privilégier les facteurs culturels ou les normes sociales et qui peut suggérer aussi, dans des contextes institutionnels, la figure d’une application mécanique des règles. L’engagement à agir d’après des règles peut aussi s’appuyer sur des considérations beaucoup plus proches des  » raisons de l’action  » telles qu’un agent peut les identifier, plus proches aussi des données de la réflexion critique sur les règles adéquates pour l’action.
Cette problématique a des caractéristiques communes avec celle qui se noue autour des rapports entre action individuelle et règles dans les contextes institutionnels. Dans ces contextes, la mise en œuvre des règles passe par des défis d’endossement, d’interprétation et de coordination que doivent relever les acteurs institutionnels. Ici encore, des considérations liées aux règles paraissent faire écran, à l’occasion, aux meilleures raisons telles que peuvent les apercevoir les personnes. Mais le rapport critique aux règles n’est pas pour autant suspendu, pas davantage que la liaison essentielle entre l’action et la règle.
Ces deux aspects contribuent à unifier les deux problématiques abordées au cours de cette conférence. Le rapprochement invite aussi à développer un pan de la théorie qui reste relativement ignoré : dans les contextes institutionnels, la mise en œuvre des principes est tributaire de rapports d’autorité (dont les bases sont procédurales) et d’opérations d’interprétation qui limitent sévèrement la pertinence du modèle de l’application mécanique des règles.

Emmanuel Picavet est maître de conférences à l’Université de Paris-I.

Bulletin 2009 103 1

La stratégie du Second Discours de Rousseau (par Hélène Bouchilloux)

Conférence du 17 janvier 2009 par Hélène Bouchilloux 

Hélène Bouchilloux
Hélène Bouchilloux

Comme on sait, le Second Discours – Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes – répond à une question posée par l’Académie de Dijon :  » Quelle est l’origine de l’inégalité parmi les hommes, et si elle est autorisée par la loi naturelle ? « .

Il n’est guère facile de déterminer quelle est la réponse de Rousseau. D’après le titre de son Discours, lequel mentionne la question de l’origine et la question des fondements, on peut penser qu’il répond parfaitement à une question qui comprend elle-même deux questions : la question de l’origine et la question de l’autorisation par la loi naturelle. Encore faudrait-il être sûr que la question rousseauiste de l’origine, qui n’est pas celle de l’origine réelle mais celle d’une origine hypothétique, et la question rousseauiste des fondements, qui n’est pas celle de l’autorisation par la loi naturelle mais celle d’une légitimité à multiples facettes, coïncident toutes deux avec les deux questions qui sont comprises dans la question initiale de l’Académie. Or rien n’est moins sûr.
Aussi tentera-t-on, dans un premier temps, de dégager la réponse que Rousseau formule – réponse complexe, voire retorse. En dépliant tous ses aspects, on verra que cette réponse est étroitement liée à la méthode qu’il revendique pour son propre discours: une méthode que lui-même compare à celle que les physiciens emploient dans leur discours sur la formation du monde. Aussi tentera-t-on, dans un deuxième temps, d’identifier ces physiciens (Buffon, Descartes), de décrire leur méthode et d’indiquer les avantages qu’elle procure. Restera à mettre en lumière, pour conclure, les répercussions qu’ont ces avantages dans la réponse que Rousseau apporte à la question posée par l’Académie de Dijon : concernant d’abord l’origine de l’inégalité institutionnelle, concernant ensuite le fondement de l’inégalité institutionnelle.
Le but de ce parcours sera de faire ressortir l’ambiguïté de la notion de droit divin, dans son double rapport au droit naturel, d’une part, au droit positif, d’autre part. Il s’agira d’expliquer comment Rousseau parvient à faire passer son lecteur d’une première affirmation (l’affirmation selon laquelle l’inégalité institutionnelle, qui est conforme au droit positif et au droit divin, est cependant contraire au droit naturel) à une seconde affirmation (l’affirmation selon laquelle l’inégalité institutionnelle n’est conforme au droit divin que lorsque le droit positif reproduit analogiquement le droit naturel).
Si l’interprétation qu’on propose est exacte, Rousseau ne vise à rien de moins, avec l’hypothèse de l’homme naturel, qu’à changer le sens du fondement divin de l’ordre social et politique.

Hélène Bouchilloux est professeur à l’université de Nancy 2.

Bulletin 2008 102 4

La couleur de la pensée : conversation et démonstration (par Ali Benmakhlouf)

Conférence du 22 novembre 2008 par Ali Benmakhlouf

Dans le sillage des travaux de Frege, de nombreux philosophes ont défendu la thèse selon laquelle la pensée avait sa grammaire propre. Mais le noyau de la pensée que mobilise la démonstration mathématique s’accompagne chez le logicien d’Iéna d’une  » écorce psychologique « , d’une couleur, considérée comme inessentielle pour déduire. La conversation se nourrit de cette couleur et peut interférer dans la logique des déductions. Elle est l’élément qui fait sortir le logicien de son solipsisme.
La thèse d’un organon long défendue par les philosophes arabes du Moyen âge, notamment Al Fârâbî et Averroès, thèse qui joint aux opérations logiques classiques que sont la conception, le jugement, le raisonnement et la définition celles de la persuasion rhétorique et de l’image poétique est un exemple de cette interférence. Dans ce contexte, comment la pensée prend-elle sa couleur de son adresse ?
Les philosophies ludiques comme celle de Lewis Caroll et de A.N. Whitehead seront le deuxième exemple pris de cette interférence entre la conversation et la démonstration. Comment le contexte d’une expérience élargie contribue-t-il à la grammaire de la pensée?
Enfin, la traduction comme prélude au sens des pensées remet en cause l’idée de significations préconstituées. Si le logicien sort du solipsisme par la conversation, son scepticisme est-il tempéré par sa connaissance de plusieurs langues, parmi lesquelles celle de la science ?

Ali Benmakhlouf est professeur à l’Université de Nice Sophia Antipolis

Bulletin 2009 103 2

Pascal ou la maîtrise de l’esprit (par Jean Mesnard)

Conférence du 31 mai 2008 par Jean Mesnard 

Jean Mesnard
Jean Mesnard

La recherche contemporaine sur Pascal, dans les pays où elle est le plus active (France, Japon, États-Unis), s’intéresse de plus en plus, au-delà de la matière de la pensée de l’auteur, à sa forme, c’est-à-dire aux démarches qu’elle met en oeuvre, à l’originalité et à la virtuosité qui s’y découvrent. Orientation dont l’analyse même de la pensée, indirectement, a d’ailleurs beaucoup à profiter. C’est une sorte d’esquisse de réflexion sur ce sujet qu’entend donner la présente communication, amorce d’un ouvrage depuis longtemps en gestation, dont l’achèvement reste problématique, et dont on ne retiendra ici que quelques idées directrices, quelques éléments de composition et quelques exemples.

Comment Pascal a-t-il conquis cette maîtrise de l’esprit ? Essentiellement par son goût des sciences, notamment mathématiques. Un goût qui s’est trouvé particularisé, façonné par une culture et une expérience extrêmement variées, mais toujours dominées, où l’héritage antique s’est conjugué avec le nouvel esprit scientifique des débuts du XVIIe siècle et surtout avec une capacité d’invention toute personnelle. C’est en allant aux racines de tout cet ensemble qu’il a dégagé pour lui même, en théorie et en pratique, des lois de la pensée et un exercice idéal de l’esprit.

Mais ce qu’il y a peut-être de plus original en lui, c’est qu’il conçoit le modèle mathématique comme applicable, par un processus, soit de généralisation, soit de réduction, à toute forme de discours, passant ainsi de la géométrie à la rhétorique et à la dialectique, le tout bien au-delà de la pure logique, en préservant l’autonomie de chaque domaine et son degré propre de validité. Lorsqu’il écrit: « Travaillons donc à bien penser: voilà le principe de la morale », il n’ignore pas que « bien penser » est d’abord le principe de la connaissance. Mais tout le monde le sait. Ce que Pascal veut souligner, c’est que l’esprit qui constitue le savoir est le même que celui auquel il appartient de gouverner l’action. Il va sans dire qu’à l’extension de ses emplois correspond, pour la notion, un enrichissement remarquable de sa compréhension.

Tels sont les fils conducteurs qui commanderont les analyses des diverses démarches de l’esprit dans lesquelles se manifeste la maîtrise de Pascal. C’est sur trois d’entre elles que je me concentrerai :
1. La quête des principes ;
2. Les lois de l’inférence ;
3. Pensée et ordre.

Jean Mesnard est membre de l’Académie des Sciences morales et politiques.

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Vie et mort des nations selon Vico (par Alain Pons)

Conférence du 15 mars 2008 par Alain Pons

ponsa150308_3L’intérêt croissant qu’éveille l’œuvre de Vico se porte sur des aspects si variés de cette pensée que l’on risque d’oublier qu’à son centre il y a une réflexion sur les nations. Principes d’une science nouvelle relative à la nature commune des nations : tel est le titre de son ouvrage principal (1744). Entendant fonder une science qui soit à la fois « histoire et philosophie de l’humanité » (l’ »humanité » étant ce qui caractérise l’être humain et fait sa valeur), Vico estime que c’est dans les nations que les hommes, sociables par essence, réalisent toutes les potentialités de leur nature. Par delà leurs particularités, les nations ont une « nature commune » qui se révèle dans leur genèse, leur développement, et le cours suivi par leur histoire. Elles obéissent ainsi à la loi de ce que Vico appelle l’ »histoire idéale éternelle », qui les voit sortir d’une quasi-bestialité pour fonder les différentes institutions proprement « humaines » et parvenir à l’état de la « raison pleinement développée ». Par bien des points, ce processus d’ »humanisation » annonce celui qui prendra un peu plus tard le nom de « civilisation », avec l’idée de « progrès » qui la sous-tend. Mais on verra que si Vico appartient bien au « siècle des Lumières » et en partage certains espoirs, des thèmes, dans sa pensée, comme celui de la « barbarie de la réflexion » ou celui du ricorso comme destin inévitable des nations témoignent d’inquiétudes que notre temps a appris à partager.

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La série en art et ses paradoxes (par Catherine Kintzler)

Conférence du 16 février 2008 par Catherine Kintzler 

Catherine Kintzler
Catherine Kintzler

Tableaux en série, réunions de brouillons, d’études et d’esquisses, états de gravure, sérigraphies, sérialité formelle de procédures de composition, d’écriture, de versification, réorchestrations, suites, doubles et variations, répétition du copiste, du faussaire, de l’élève qui se fait la main  « cent fois sur le métier » ,  « encore une fois » du professeur, du lecteur qui relit, de l’amateur qui se repasse le disque, revient voir le film ou l’opéra… : qu’il s’agisse d’un mode d’exposition, d’un mode de production, d’une modalité de l’expérience esthétique, les occurrences de la série couvrent tous les champs de l’art. A peine pourrait-on y trouver un objet ou une opération qui l’exclurait radicalement, qui n’en supposerait pas l’existence – qu’elle soit exhibée, masquée ou hypothétique -, même si c’est pour l’escamoter ou la désavouer.
En lui-même, l’essai de fournir une description raisonnée de ces occurrences engage un parcours philosophique qui rencontre les questions massives de l’objet, de l’imitation, du réel et de la supposition, de la constitution d’une expérience. Il faudra se demander aussi pourquoi la notion de série revêt tant d’évidence à nos yeux.
Ce parcours, nécessairement non-exhaustif, lui-même à l’état de série indéterminée, met en évidence les paradoxes constitutifs de la notion de série : présence et absence, singularité et pluralité, identité et altérité, écart et similitude, accumulation et surgissement, hétérogénéité et homogénéité, continuité et discontinuité, errance et certitude, infinitif et définitif, perfectibilité et perfection.
On tentera d’en penser quelques-uns en recourant à trois modèles qui eux-mêmes rappellent une série philosophique classique maintes fois répétée :
– Celui du jugement réfléchissant qui, en élargissant le concept de nature, propose une manière de cosmologie.
– Celui du simulacre qui, en dénonçant le mythe de l’originalité, propose une ontologie de la production où l’atelier est le lieu de la nature naturante et le schème de la connaissance : on se tournera vers Platon et Deleuze, parfois pour leur échapper.
– Celui (inspiré de Jankélévitch) de l’organe-obstacle qui, s’appuyant sur les paradoxes du temps, propose une morale oscillatoire prenant ses distances avec le désespoir et avec l’ennui.

Catherine Kintzler est professeur émérite à l’Université de Lille 3. Voir son site web.

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L’acte esthétique (par Baldine Saint Girons)

Conférence du 19 janvier 2008 par Baldine Saint Girons 

Baldine Saint Girons
Baldine Saint Girons

Parler d’acte esthétique, c’est vouloir habiliter et rendre visible ce que nous appellerons  « le travail esthétique » , plutôt que le sentiment ou la relation esthétiques. En considérant d’abord l’esthétique comme un adjectif substantivé, nous chercherons à isoler non seulement l’élément esthétique qui s’enchevêtre à la plupart des actes de pensée, mais des  » moments  » esthétiques qui permettent ou favorisent le surgissement de la pensée, en amont, et son transfert ou sa communication, en aval.
Première réduction abusive de l’esthétique : esthétique serait synonyme d’artistique. Soit un exemple qui éclairera d’emblée notre projet : pourquoi rendre der ästhetische Zuschauer de Nietzsche par  « le spectateur artiste » ou  « l’auditeur artiste  » (1964 et 1977) ? »  « Spectateur esthétique » aurait sans doute conduit au pléonasme. Mais il est clair que ni  « spectateur » , ni  « auditeur » ne traduisent vraiment Zuschauer. C’est bien de témoin ou d’ « acteur esthétique » qu’il s’agit ; et il n’y a aucun lieu de confondre l’acte esthétique du témoin avec l’acte artistique. Le travail du spectateur, si on veut garder ce mot, est un travail esthétique.
Deuxième réduction : on fait d’esthétique un synonyme du beau. Pourtant, non seulement l’aisthesis ne saurait se montrer toujours belle, mais il n’est pas sûr que le souci premier ou le souci unique de la sensibilité soit de trier le sensible en le pliant à des catégories, telles que le beau, le gracieux, le grotesque, etc. Si l’esthétique comme discipline se réduisait à la callistique, ainsi que le veut Baumgarten, voire même à la science des catégories esthétiques, elle ne se soucierait plus d’élaborer et de transmettre des techniques du travail esthétique, permettant de recomprendre les différents actes artistiques et d’approfondir la singularité sensible.
Pour que l’élément esthétique puisse être correctement dégagé, trois thèses philosophiques, plus ou moins explicites ou latentes, doivent être systématiquement réexaminées : la thèse de la passivité, jointe à celle de l’ignorance (point besoin d’effort ni d’apprentissage pour sentir) ; la thèse de l’instantanéité (le travail esthétique s’effectuerait toujours in praesentia et se réduirait au seul jugement) ; la thèse de l’hédonisme dans ses deux versions : morale et socio-politique (le travail esthétique ne mériterait pas ce nom, car il appartiendrait à la sphère du divertissement ; et il serait l’apanage d’une classe opulente et oisive).
L’enjeu de la présente recherche est de montrer la quadruple fonction de l’acte esthétique : réponse à la provocation du sensible, sauvegarde de l’altérité, enrichissement et production du réel, instauration d’un lien substantiel entre les hommes. J’insisterai surtout sur le troisième point, ou plutôt sur son fil conducteur : comment et pourquoi l’acte esthétique s’inspire-t-il de la pratique des différents arts pour se rapporter au monde ? Il le poétise et le musicalise, le jardine ou le paysage, le peint ou le sculpte, l’architecture ou le chorégraphie. Voila non pas des métaphores vaines, mais les noms d’opérations rigoureuses, liées à des perspectives et à des problèmes bien précis.

Baldine Saint Girons est professeur de philosophie des XVIIe et XVIIIe siècles à l’Université de Paris X-Nanterre.

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Socrate et les socratismes (par Anne Baudart)

Conférence du 2 juin 2007 par Anne Baudart

Titre complet : Socrate et les socratismes. Du paganisme au christianisme, enjeux d’une fondation philosophique 

Anne Baudart
Anne Baudart

Pourquoi et comment choisir encore d’évoquer aujourd’hui la figure stellaire de Socrate, ainsi que certaines philosophies antiques ou modernes qui s’y rattachent directement ou indirectement, par un socratisme (ou un antisocratisme) délibérément affiché, païen ou chrétien, d’abord, puis plus distancé, infiniment travaillé, jouant à repousser parfois l’influence supposée du philosophe grec, condamné à mort par le tribunal populaire d’Athènes en 399 ?
D’où Socrate tient-il la force de son prestige incomparable ? D’une tradition qui en fait son « pivot » ? D’une modernité désireuse de panser ses ruptures et d’assigner au philosophe grec le rôle d’un fil, d’une chaîne quasi « sacrée », nouant une antiquité lointaine et une époque contemporaine ? Bergson, dans Les Deux Sources de la morale et de la religion , aime à voir en tout enseignant, en tout étudiant, en tout homme épris de sagesse, de vertu, de justice, de perfectionnement intérieur, un « Socrate vivant » et agissant. Socrate appartient, sans conteste, à l’histoire et à la métahistoire. Socle de la tradition « païenne », il fait son entrée, aux premiers siècles de notre ère, dans la littérature chrétienne pour y devenir soit un « précurseur du Christ », soit un garant de la supériorité de la sagesse grecque, mesurée à la sagesse chrétienne.
Enjeu – objet de lutte -, fétiche – objet de vénération ou de détestation -, Socrate fascine, intrigue, séduit autant qu’il irrite. Souvent, il se tient là où l’on ne l’attend pas, proche et lointain, familier et étranger, actuel et inactuel, vecteur incontesté d’une manière autre de vivre et de mourir, d’aimer et de cultiver le bien, le vrai, le juste, d’en partager les fruits avec les hommes. Il incarne une fondation morale, politique, spirituelle, qui n’en finit pas d’occuper le devant de la scène philosophique. Riche de ses « métissages » antiques et modernes, païens et chrétiens, il désigne une posture existentielle inlassablement questionnée et questionnante. Il livre à l’interprétation un faisceau d’intrigues à rebondissements.

Bulletin 2007 101 3

Qu’est-ce qui est vital ? (par Frédéric Worms)

Conférence du 17 mars 2007 par Frédéric Worms 

Frédéric Worms
Frédéric Worms

Poser la question  » qu’est-ce qui est vital ?  » semble relever d’une évidence et même d’une urgence en quelque sorte immédiate, et pourtant aussi d’un paradoxe et même de plusieurs paradoxes, dont le plus important n’est cependant pas celui qu’on croit. On reviendra donc, dans cet exposé, sur les paradoxes soulevés par la question, avant de tenter d’y répondre, et d’en montrer les enjeux, qui lui donnent en effet une portée elle-même vitale, aujourd’hui peut-être plus que jamais, au centre de ce que nous appellerions le moment présent en philosophie.

On présentera ici brièvement ces paradoxes, en indiquant seulement ensuite le mouvement qui sera suivi pour tenter d’y répondre. A peine en effet pose-t-on la question  » qu’est-ce qui est vital ?  » que, malgré son évidence apparente, d’autres questions semblent surgir, se bousculant presque. La première et la plus importante à nos yeux serait celle-ci :  » n’y a-t-il de vital que le minimum vital ?  » ; chacun de nous, si on lui posait directement la question, ne répondrait-il pas à celle-ci, en effet, non seulement par une liste de  » besoins  » vitaux apparemment minimaux et urgents, mais par une liste en quelque sorte  » supplémentaire « , y incluant même avant tout quelque chose comme des  » principes  » (la justice, par exemple) ? Le premier paradoxe, le plus fondamental peut-être, serait ainsi celui que nous appellerions du minimal et de l’extensif.

Mais le philosophe en ajoutera et même en intercalera une autre. Il dira :  » avant de dire ce qui est vital ne faut-il pas définir ce que c’est que le vital, sinon même ce que c’est que la vie ? « . Nous soutiendrons pourtant que ce paradoxe, loin d’être le premier, doit être posé en dernier, et ne pourra même être résolu qu’à travers celui du minimal et de l’extensif. Autrement dit c’est peut-être en prenant en compte toute l’extension de ce qui est vital que nous comprendrons ce que c’est que le vital, sinon ce que c’est que la vie. Telle sera en tout cas l’une des thèses du présent exposé.

On ne pourra pas cependant la défendre sans passer par un troisième paradoxe ou une troisième question, celle du positif et du négatif. Demander  » ce qui est vital  » n’est-ce pas aussi demander ce qui est  » mortel  » (par une étrange ambivalence de ces deux adjectifs, pas seulement en Français d’ailleurs) ? N’est-ce pas définir la vie non pas même par des choses mais par des manques, par des besoins, par des négations ? Ici aussi, nous soutiendrons pourtant que cette polarité, bien plutôt que cette négativité, est au contraire essentielle à la compréhension du vital, à condition qu’elle s’applique à lui dans toute son extension, qui seule lui donne sa portée non seulement normative, mais éthique et même politique.

Il faudra donc bien, après avoir brièvement approfondi ces paradoxes, tenter dans un deuxième temps de répondre à la question, c’est-à-dire de préciser la tension interne, dans celle-ci, entre le minimal et l’extensif (nous y distinguerons trois niveaux), avant, enfin, de montrer les enjeux de la question elle-même, tant sur un plan métaphysique, pour la compréhension de la vie, que sur un plan moral et même politique, par où elle rejoint bien les enjeux les plus constitutifs du présent.

Bulletin 2007 101 2

Demi-journée : la philosophie indienne

Demi-journée du 20 janvier 2007

Séance spéciale préparée par Lakshmi Kapani

Communications  de François Chenet, Michel Hulin et Lakshmi Kapani.

 

François Chenet
François Chenet

François Chenet, professeur de philosophie indienne à l’Unviversité de Paris-Sorbonne : La philosophie indienne : Que peut-elle nous enseigner ? 

Les philosophes occidentaux pour la plupart continuent encore, hélas ! de partager les allégations, héritées de Hegel, de Husserl et de Heidegger, selon lesquelles « la philosophie est née en Grèce, elle parla grec avant de parler latin, puis allemand, etc. », de sorte qu’il n’y aurait pas de philosophie en-dehors de la philosophie occidentale. C’est ainsi que l’ethnocentrisme inhérent au Logos occidental s’obstine à dénier à la philosophie indienne le statut et la dignité de philosophie. Au seuil du troisième millénaire, alors que la richesse et la complexité des autres cultures sont désormais avérées, y compris dans les domaines des savoirs théoriques et philosophiques, et que notre connaissance des grandes traditions asiatiques a considérablement progressé, la question demeure toujours pendante : Pourquoi la pensée de certaines traditions – la philosophie hébraïque et juive, et la philosophie arabo-musulmane – auraient-elles à présent droit de cité et de citation au sein de la Cité philosophique et dans l’élaboration de nos schémas de pensée, et pas celle de l’Inde ?
Or, il est désormais acquis, au terme de deux siècles de recherches savantes qui ont fait considérablement progressé notre connaissance des aires culturelles de l’Asie, et qui ont permis de souligner la cohérence et la complexité d’autres formes de pensée, qu’il y a bel et bien de la philosophie en Inde, et non pas seulement ou simplement des religions, des systèmes de mythes et de rites fondés sur la croyance, ou bien des sagesses, comme on s’est longtemps plu à le croire, même s’il est vrai que l’Inde a conçu de manière différente, du moins à l’origine, le projet philosophique lui-même. Est-il besoin de rappeler que la production intellectuelle de l’Inde couvre plusieurs millénaires, que son abondance et sa subtilité sont sans égales dans l’histoire humaine connue ?
Nul ne saurait contester que la philosophie indienne, par l’ampleur, l’ordonnance et l’originalité de ses spéculations, nous donne bel et bien à connaître des philosophies dignes de ce nom. À la question de savoir si lorsqu’on parle de « philosophie occidentale », le qualificatif « occidentale » n’est qu’un additif de pléonasme, il faut donc répondre par la négative : à l’encontre de ce qu’ont soutenu Hegel, Husserl et Heidegger, il y a bel et bien eu ailleurs qu’en Grèce une autre naissance de la philosophie.
L’Inde a fait preuve, dans les différents domaines de la pensée philosophique, esthétique, littéraire, comme aussi dans le domaine des modes d’organisation de la vie sociale et des diverses techniques de la civilisation matérielle, d’une originalité puissante, de sorte qu’il n’est pas une branche de la philosophie, de l’épistémologie ou un domaine des sciences humaines, telles que nous les concevons et telles qu’elles fleurissent de nos jours en Occident, qui puisse se dispenser d’étudier la manière dont l’Inde a abordé sa problématique.
Les philosophies de l’Inde représentent une des réalisations majeures de l’esprit humain : nul doute qu’elles ne rivalisent en aperçus pertinents avec la philosophie grecque et la philosophie occidentale tout entières. C’est dire l’intérêt des doctrines philosophiques qui sont nées sur la terre de l’Inde : il y a ailleurs que dans notre lignée des principes heuristiques qui enrichissent l’expérience humaine, et qui sont de nature, en nous aidant à considérer les « éternels problèmes » sous des angles nouveaux, à renouveler l’élucidation des questions dernières de la métaphysique classique – celles qui ont trait au moi, au monde et à Dieu.
Après avoir rappelé brièvement les principales étapes de l’histoire de la philosophie indienne, et après avoir dissipé quelques « idées fausses » (selon l’expression du philosophe indien Daya Krishna) qui ont encore cours à son sujet, on se propose de présenter certaines de ses contributions les plus originales eu égard à quelques grandes questions débattues telles que l’élucidation de la nature de la conscience et l’analyse du fonctionnement du psychisme, l’analyse du réel et l’ontologie, le statut dévolu à la rationalité en Inde, la notion d‘illusion cosmique (mæyæ) ou bien l’élucidation de l‘énigme de la destinée, selon la doctrine de la loi de l’acte et de son effet (karman) et la perspective de la transmigration (saµsæra).
En sorte qu’il n’est plus possible de continuer à cantonner la philosophie de l’Inde dans le statut marginal qui est le sien lors même qu’elle reste confinée dans le domaine de l’ »orientalisme » spécialisé – indianisme, sinologie, etc. – selon une configuration institutionnelle qui s’est mise en place au XIXe siècle dans un contexte historique et idéologique particulier. L’étude de la philosophie indienne n’a pas pour seule justification la curiosité archéologique des érudits ou le fait qu’elle déterre et mette au jour une idée qui pourrait intéresser les philosophes modernes ; sa meilleure justification réside dans le fait que la philosophie indienne fait partie nolens, volens de notre héritage, autrement dit, de l’héritage de toute l’humanité. Pour quiconque est tant soit peu féru de l’histoire de la pensée humaine, les trésors spéculatifs que recèlent les doctrines qui sont nées sur la terre de l’Inde font, à la vérité, partie intégrante de l’aventure humaine, pour peu qu’on veuille bien ressaisir cette dernière dans son unité concertante par delà la diversité historique des aires culturelles dispersées à travers l’espace et au long du temps. Rendre justice aux philosophies extra-européennes en général et à la philosophie indienne en particulier représente assurément un enjeu philosophiquement, mais surtout humainement crucial à l’heure de la mondialisation et de l’interpénétration toujours accrue des cultures.
Que notre pensée d’Occident, à s’ouvrir à l’ »Orient de la pensée », puisse s’enrichir d’un nouveau rapport, c’est là ce que laissent entrevoir ces propos de l’indianiste Max Müller (1823-1900 – L’Inde : Que peut-elle nous enseigner ?, Londres, 1883) :

S’il me fallait désigner, dans le monde entier, le pays le plus richement doté en richesse, en luxuriance et en beauté par la Nature – et qui en certains endroits est un véritable paradis – j’indiquerais l’Inde. Si l’on me demandait sous quel ciel l’esprit humain a le mieux développé certains de ses dons les plus précieux, a le plus approfondi les grands problèmes de l’existence et a trouvé de solutions dont quelques-unes méritent de retenir l’attention même de ceux qui ont étudié Platon et Kant, j’indiquerais l’Inde. Si je m’interrogeais pour savoir de quelle littérature nous autres, Européens, qui nous sommes nourris presque exclusivement de la pensée des Grecs et des Romains et d’un peuple sémitique, le peuple Juif, pouvons tirer l’élément correcteur dont nous avons besoin pour rendre notre vie intérieure plus parfaite, plus compréhensive, plus universelle, en fait plus vraiment humaine, c’est toujours l’Inde que je désignerais.

Michel Hulin
Michel Hulin

Michel Hulin, professeur émérite à l’Université de Paris-Sorbonne : La question de l’âtman ou du Soi. Un malentendu séculaire entre brahmanes et bouddhistes

La controverse sur l’âtman ou le Soi a constitué un axe majeur du développement de la pensée philosophique indienne en sa période la plus créatrice, au premier millénaire de l’ère chrétienne. Cependant, l’éloignement dans l’espace et dans le temps fait que ce phénomène demeure mal connu d’une Intelligentsia occidentale qui, trop souvent, confond allègrement bouddhisme et brahmanisme. D’ailleurs, mieux informée, elle butera sur le paradoxe lié à la présence même d’un tel débat. Bouddhisme et brahmanisme n’ont-ils pas beaucoup en commun : (refus total dans le bouddhisme, partiel dans le brahmanisme) de toute perspective théiste et créationniste) ; doctrine de la souffrance universelle en tant qu’expression d’une ignorance métaphysique originaire; croyance en la possibilité de surmonter la condition humaine ordinaire par les moyens de l’ascèse, du yoga et de la méditation, etc. ? D’où vient alors cette polémique aussi acharnée qu’interminable ? Pour tenter de répondre à cette question, on remontera d’abord aux origines lointaines du débat, soit quelques siècles avant notre ère, à l’époque des Upanishads et de la prédication du Bouddha, laquelle représente au début une simple dissidence à l’intérieur du brahmanisme. On y décèlera une première divergence subtile qui ira en s’élargissant à la faveur des débats scolastiques des époques ultérieures. Sans prétendre explorer tout le labyrinthe des discussions proprement philosophiques menées à l’âge classique, on s’efforcera de reconstituer la structure et d’examiner la portée des arguments échangés entre « personnalistes » et négateurs du Soi. A cette occasion, des rapprochements ponctuels avec certaines thématiques occidentales (Platon, Hume, Kant, Wittgenstein…) pourront être tentés. De tout cela il ressortira que si la controverse gagne en subtilité et en technicité au fil des âges, elle n’en reste pas moins, trop souvent, au stade du « dialogue de sourds ». D’où la necessité d’explorer en amont certains présupposés du débat, d’ordre socio-religieux ou socio-anthropologique, susceptibles d’expliquer son caractère d’impasse récurrente. Cependant, pour terminer sur une note moins « déprimante », on suggèrera que certaines au moins parmi les écoles brahmaniques (celles qui privilégient la perspective des « renonçants », au sens de L. Dumont) occupent, qu’elles le reconnaissent ou non, des positions doctrinales fort proches de celles des bouddhistes. Le thème commun aux uns et aux autres sera alors celui de l‘identification du sujet fini à la souffrance – au-delà de tout « pessimisme » psychologique ou existentiel – et de son possible auto-dépassement vers un absolu inexprimable.

 

Lakshmi Kapani
Lakshmi Kapani

Lakshmi Kapani, professeur de philosophie indienne et de philosophie comparée à l’Université de Paris-X Nanterre : Simone Weil et l’Inde 

Simone Weil (1909-1943), éminente figure de la philosophie française, s’est beaucoup intéressée à la pensée indienne (brahmanique et bouddhique) dans les dernières années de sa vie. René Daumal fut son maître en sanskrit et c’est grâce à lui que cette porte d’entrée vers une tradition culturelle si différente de la sienne lui fut ouverte. Au lieu d’éprouver un sentiment d’étrangeté, elle y trouva une affinité profonde avec ses propres idées et ses diverses préoccupations, qu’elles soient métaphysiques, mystiques, religieuses, éthiques, esthétiques. Militante et femme d’action, intellectuelle et métaphysicienne, ayant besoin de raison pour assurer sa foi, enfin mystique et travaillée par l’amour de Dieu, Simone Weil s’est sentie comblée par sa découverte des philosophies et des religions de l’Inde.
Du côté brahmanique et hindou, elle étudie notamment les UpaniÒad védiques (litt. « mise en correspondance » entre les éléments du microcosme et du macrocosme), dernière strate des textes du Veda ou de la Révélation (<ruti, litt. « audition ») contenant les grandes affirmations métaphysiques ouvrant sur la connaissance libératrice. Dès le printemps 1940, elle lit la Bhagavad-gîtæ (« Le chant du Bienheureux »), texte appartenant à la strate de la sm=ti (« mémoire », « souvenir », la Tradition). Ce poème didactique en 700 versets fait partie intégrante de la grande épopée hindoue : le Mahæbhærata. La Bh.-gîtæcontient l’enseignement hautement métaphysique et moral dispensé par K=Òßa sur le champ de bataille à Arjuna, fils de KÒatriya, déchiré entre la pitié et la nécessité de la guerre. S. Weil avait sans doute fortement ressenti une similitude entre la situation d’Arjuna et la sienne en 1940, d’où la remarque de S. Pétrement : « …le problème d’Arjuna était le sien. »
Du côté bouddhique, Simone Weil lit les textes du Grand Véhicule (Mahæyæna), en traduction, et, dans le prolongement de ce dernier, ceux du bouddhisme Zen (traductions de D.T. Suzuki).
Le commentaire personnel de Simone Weil sur ses vastes lectures indiennes est digne de retenir l’attention des indianistes. À ma connaissance, il n’existe pas aujourd’hui un ouvrage sérieux sur Simone Weil rassemblant et structurant la totalité des matériaux indiens, extrêmement riches et variés, éparpillés tout au long de son œuvre, notamment dans ses douze Cahiers. L’idée m’est ainsi venue de m’y consacrer et de concrétiser enfin ce qui était resté depuis des années à l’état de projet. Un tel travail me semble utile pour percevoir l’unité sous-jacente de ses réflexions sur les textes, les thèmes ou encore sur les notions indiennes, car Simone Weil, morte prématurément, n’a pas eu elle-même le temps nécessaire de décanter ses découvertes, de réviser ou de modifier son texte après relecture, ou encore de mettre de l’ordre dans ses idées. De toute façon, elle n’a pas voulu construire un système. Il a donc fallu chercher un dénominateur commun reliant toutes ses références à la pensée indienne. Je crois l’avoir trouvé et je me propose de vous le présenter.
Mon enquête portera sur les points suivants :
Quels sont les textes, les thèmes et les notions qui ont retenu plus particulièrement l’attention de Simone Weil. dans les UpaniÒadet dans la Bh.-gîtæ ?
Quelles sont les raisons de la sélection qu’elle opère ? Et pourquoi cette attirance ?
Quelle est son interprétation des notions cardinales des philosophies de l’Inde ?
Ensuite, je m’attarderai sur l’enjeu du comparatisme culturel, philosophique ou religieux. La démarche philosophique de Simone Weil étant spontanée, inachevée, et ses publications étant posthumes, il y a lieu d’intervenir avec beaucoup de doigté et de finesse au moment de présenter ses remarques critiques de philosophe indianiste afin de rectifier tel ou tel point de détail ici ou là. J’en suis consciente. À la recherche d’une vérité unique et universelle, il arrive à Simone Weil de dresser des parallèles hasardeux ou d’effectuer des rapprochements inédits, parfois audacieux, entre une notion indienne et une notion provenant d’une aire culturelle, philosophique ou religieuse, tout à fait différente, mais en gommant les nuances. Elle superpose et surimpose des données disparates pour trouver des liens (parfois inexistants). Or, me semble-t-il, la bonne méthode ou la règle judicieuse que nous devrions suivre en matière de comparatisme, c’est bien de rechercher les différences plutôt que de voir le tout dans le tout. Pour ma démonstration, je prendrai appui sur quelques textes de Simone Weil afin de voir si ses rapprochements sont pertinents ou non. Il faut savoir qu’à cette époque, l’indianisme comparatif était encore à ses débuts et que Simone Weil. n’avait pas la possibilité de faire mieux. Son effort est déjà tout à fait méritoire.
Bilan et Conclusions. J’ai relevé des accords ou des convergences notables, mais aussi des désaccords ou des divergences entre le projet philosophique et religieux propre à Simone Weil et le projet des penseurs indiens. Les divergences que j’ai relevées m’ont permis de constater certaines des spécificités de la pensée indienne par rapport à la pensée gréco-européenne et à la tradition judéo-chrétienne. Grâce à ces divergences, de nouvelles pistes de recherches s’ouvrent devant les yeux. Philosophe et indianiste, je me pose alors la question suivante, grâce à Simone Weil d’ailleurs : pourquoi ne trouve-t-on pas telle ou telle idée dans les textes de l’Inde ?
C’est avant tout pour moi une occasion de saluer le génie de Simone Weil et d’exprimer mon admiration pour l’authenticité de ses intuitions.

Bulletin 2007 101 1

Sophistique, performance, performatif (par Barbara Cassin)

Conférence du 25 novembre 2006 par Barbara Cassin 

Barbara Cassin
Barbara Cassin

« How to do things with words ? » demande Austin. Il me semble que, d’une manière qui reste à problématiser, le discours sophistique est le paradigme d’un discours qui  « fait » , qui fait des choses avec des mots. Ce n’est sans doute pas un  « performatif » au sens austinien du terme, bien que le sens austinien varie considérablement en extension et en intention, mais c’est en tout cas un discours qui opère, qui a un  » effet-monde » .

C’est cet effet-monde que je voudrais penser, à partir de trois études de cas qui constituent à mes yeux une mise en pratique du logos sophistique. Il y va des trois types d’objets auxquels j’ai travaillé ces dernières années, et dont je voudrais tenter d’instruire ce qui les unit. La réponse étant quelque chose comme : le travail des discours, entre rhétorique et performatif. Soit :

1. La scène primitive Parménide / Gorgias, où l’on comprend la distinction entre discours fidèle et discours  » faiseur « , ontologie et phénoménologie d’une part, logologie de l’autre – on la comprend en même temps qu’on acquiert le soupçon et les moyens de remettre en cause la distinction au profit d’une logologie généralisée, c’est-à-dire de réévaluer l’ontologie comme discours qui fait, et même discours parfait, performance absolument réussie.

2. La   » Commission Vérité et Réconciliation » en Afrique du Sud, dont l’effet, visé et thématisé, était un faire au moyen de mots – mots, récits,  statements , pris dans un dispositif singulier ayant pour but de générer le  « peuple arc-en-ciel » , construire un passé commun, produire la réconciliation.

3. Le  Vocabulaire européen des philosophies, Dictionnaire des intraduisibles , dont le fondement, humboldtien, est la différence entre les mondes que produisent les différentes langues, l’impact du fait de la pluralité des langues sur la performance discursive. C’est donc ce rapport entre sophistique, performance et performatif que je voudrais tenter d’interroger.

Bulletin 2006 100 4 

Hegel. Bicentenaire de la Phénoménologie de l’esprit

Colloque des 12 et 13 octobre 2006

Publié en 2008 aux éditions Vrin : voir la page Ouvrages

Hegel

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Liste et résumés des communications

12 octobre 2006, matin

Marie-Jeanne Königson-Montain

Marie-Jeanne Königson-Montain La notion de monde renversé (die verkehrte Welt) dans la Phénoménologie de l’esprit

La notion de monde renversé intervient dans les derniers développements du chapitre III de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel. Au-delà du supra-sensible, qui correspond à la connaissance des phénomènes par l’entendement, la conscience parvient à un deuxième supra-sensible (le monde renversé), ce qui lui permet de prendre conscience d’elle-même comme sujet se pensant comme tel, comme Je = Je. Au moment où la conscience accède à sa vérité comme conscience de soi est déjà présente la formule de l’idéalisme, tel qu’il apparaîtra dans le chapitre V, lorsque s’unifient, avec la raison, la conscience et la conscience de soi.

Jean-François Kervégan

Jean-François Kervégan Figures du droit dans la Phénoménologie de l’esprit 

Y a-t-il une pensée du droit dans la Phénoménologie de l’Esprit, bien que son objet immédiat soit autre ? On s’efforce ici de montrer que oui, tout en restant attentif à ce qui distingue cette approche du droit de celle des textes systématiques berlinois. Certains des passages les plus connus de l’œuvre de 1807 établissent ce qu’on pourrait appeler les conditions marginales du droit : sa place se situe entre la pure violence du combat pour la reconnaissance et l’ouverture infinie de l’histoire. Ceci posé, on peut étudier les figures du droit dans la Phénoménologie, en s’attachant en particulier à l’étude des chapitres VI et VII. Cette étude montre ce qui distingue la conception de la Sittlichkeit qui est celle de Hegel en 1807 et celle que mettront en place les Principes de la Philosophie du Droit.

Catherine Malabou

Catherine Malabou La confession est-elle l’accomplissement de la reconnaissance ?

Cet article entend analyser la figure duelle de Rousseau dans la Phénoménologie de l’esprit. Les deux oeuvres que sont le Contrat Social et lesConfessions semblent se contredire l’une l’autre, introduisant une scission entre reconnaissance juridique et reconnaissance personnelle. Ce problème, proprement politique, magistralement mis en lumière par Hegel, structure encore notre actualité.

Jean-Louis Vieillard-Baron

Jean-Louis Vieillard-Baron (page web) Etat divin, Etat laïque 

Prenant appui sur le dernier paragraphe des Principes de la philosophie du droit, on dégage deux problèmes principaux, celui de la réconciliation de l’État mondain ou laïque et de l’État comme modèle immanent ou rationalité idéelle dont l’Idée même est l’effectivité, et celui de la violence inhérente à la vérité et que celle-ci doit abandonner en vue de sa réconciliation dans l’effectivité. La Logique montre elle-même cette violence interne au vrai. Il résulte de cela quelle est la place de la religion dans l’État : l’État hégélien (qui intègre en lui la famille et la société civile bourgeoise) n’est la  » volonté divine  » qu’en tant qu’il est laïque, en ce sens que la religion, institutionnellement présente en lui, n’exerce aucun pouvoir politique dans la mesure même où elle est l’expression centrale de l’Esprit absolu ; la position de Hegel (PPD § 270 R) est plus défensive en 1821 qu’en 1830 (Encyclopédie, § 552 R) où il affirme que la vie éthique de l’État et la religion chrétienne sont de  » solides garanties réciproques « .

12 octobre, après-midi

André Stanguennec

André Stanguennec Hegel et Nietzsche interprètes de Socrate

Hegel et Nietzsche ont privilégié l’un comme l’autre de façon exceptionnelle la figure de Socrate dans l’histoire de la philosophie européenne. Selon le premier , il fut  » le tournant principal de l’esprit en soi-même « , tandis que pour le second, il représente  » un tournant et un pivot de l’histoire universelle « . Nous décelerons plusieurs points communs aux interprétations hégélienne et nietzschéenne de Socrate : la rupture que provoque la réflexion avec l’éthique traditionnelle des moeurs grecques ; la diffusion devenue populaire et banale de l’accès à la réflexion philosophique ; la trop sévère critique de la tragédie dont va hériter Platon ; et pour finir, l’importance de la maïeutique et de la dialectique comme méthodes du savoir rationnel. Toutefois, les évaluations de Socrate et de sa postérité sont opposées de part et d’autre : tandis que Hegel voit en Socrate l’amorce d’un progrès dans un optimisme rationnel qui n’a fait que croître jusqu’à lui, Nietzsche considère Socrate comme le commencement catastrophique d’une décadence en effet optimiste, mais reversible, dont il est possible et nécessaire d’inverser les valeurs au bénéfice du pessimisme dionysiaque qu’il prône.

Christophe Bouton

Christophe Bouton Hegel et les oeuvres de l’esprit 

Cette communication se propose d’analyser la conception hégélienne de l’oeuvre selon tous ses aspects individuels et collectifs, dans les domaines éthique, politique, historique et esthétique. En nous appuyant notamment sur les textes de la Phénoménologie de l’esprit, nous soutenons 1) que le concept d’oeuvre (Werk) est un concept fondamental de la philosophie de Hegel, envisagée comme une pensée de l¹effectivité (Wirklichkeit), et 2) qu’il constitue comme tel une distance implicite vis-à-vis du luthéranisme. L’un des tours de force de la philosophie de Hegel est en effet d¹avoir développé une pensée de l’oeuvre comme effectivité et vérité de l’esprit, tout en étant baigné dans l’atmosphère spirituelle du protestantisme, qui n’accorde pas à cette notion une telle valeur. Dans la pensée de Hegel, l’oeuvre se dit en plusieurs sens (pratique, poïétique, éthique, historique, esthétique). Selon toutes ses figures, l’oeuvre se définit comme une activité de l’esprit impliquant un processus de devenir-autre, de s’extérioriser, de s’objectiver, de s’universaliser dans des actes qui possèdent une durée spécifique. Comme telle, l’oeuvre est la vérité de l¹individu ou du peuple qui est à son origine. L’oeuvre n’est critiquée, sous la plume de Hegel, que lorsqu’elle ne répond plus à sa vocation d’universalisation, et retombe dans la particularité. Plus l’ouuvre est universelle, plus elle est conforme à son concept et capable de durer. Cette participation à l’oeuvre de l’esprit, si minime soit-elle, procure à l¹individu ce que Ernst Bloch appelle  » une immortalité métaphorique « .

Jean-Marie Lardic

Jean-Marie Lardic La dialectique herméneutique de Hegel

La dialectique hégélienne ne consiste pas seulement en un procédé déductif, ni en une construction conceptuelle, ni en une description ou une narration. Elle semble régie par l’interprétation du sens des étapes phénoménologiques ou des concepts logiques, à partir du savoir qui s’y exprime dans son absoluité dont le terme de la Phénoménologie de l’esprit constitue une prise de conscience et un accomplissement. Mais ce qui régit l’interprétation du parcours phénoménologique, scandé par le décalage entre la visée et le langage qui l’exprime en menant au-delà d’elle, n’est-il pas inapplicable dans le cas de la logique où la pensée s’identifie au sens dans toute sa plénitude ? Pourtant, on le verra, le procès logique lui-même peut être expliqué en termes herméneutiques, si l’on sait y voir la logique actionnelle d’un esprit.

Bernard Mabille (page web) L’opacité de l’absolu 

Bernard Mabille

La troisième section (Effectivité) de la Doctrine de l’essence commence par un chapitre sobrement intitulé  » l’absolu « . Passage énigmatique pour deux raisons : d’une part il disparaît dans les versions ultérieures de la Logique (celles de l’Encyclopédie), d’autre part le lecteur s’attendrait à voir ce titre figurer à la fin de la Science de la logique. Devant un tel texte la littérature ne se laisse pas décourager. Elle en offre une lecture interne (expliquer pourquoi l’effectivité est d’abord caractérisée comme  » l’absolu « ) et une lecture historique (le chapitre en question est une reprise spéculative de la philosophie de Spinoza comme en témoignent les divisions : absolu – substance, attribut, mode). Ouvrant le chapitre en question figure un petit texte de cinq phrases. C’est ce passage que nous avons choisi d’analyser en insistant sur deux points. D’une part le texte révèle l’impuissance constitutive de la métaphysique pré-kantienne à penser l’absolu (il lui reste opaque parce qu’elle ne peut que balancer entre l’exercice d’une indéfinie négation supposée protéger l’infini de la finitude et l’affirmation confuse d’une totalité de déterminations qui n’est qu’une accumulation de prédicats sans relations organiques). Il permet d’autre part de comprendre l’absoluité de l’absolu sous le signe de l’absolution aux deux sens d’une libération de la finité (absolution ascendante au-delà de l’opacité du donné) et d’une libération de l’absolu lui-même (qui ne vit qu’en s’absolvant de son opacité ou de son abstraction pour s’extérioriser et se retrouver en son autre).

13 octobre, matin

Myriam Bienenstock

Myriam Bienenstock (page web) Hegel et les faits

« L’histoire est vide » : dans sa philosophie de l’histoire, Hegel le dit et le répète à ses contemporains. Il le
dit à tous ceux qui en appelaient alors à un « esprit du peuple » enraciné dans le passé, donc à l’histoire, comme à la source de toute légitimité. Il le dit aux juristes, défenseurs de l’Ecole historique du droit, qui cherchaient eux aussi dans l’histoire une légitimation, voire même un « concept », de droit. Il le dit enfin à tous ceux qui, se drapant dans une dignité alors toute nouvelle d’hommes de science, se réclamaient de ce qu’ils dénommaient des « faits ». Mais d’où vint donc le succès de ce petit mot de « fait » (Faktum – des faits – matter of fact, Tatsache) à la fin du XVIIIe s., et que signifie le terme? – Dans cet article, nous montrons que Hegel reprit la question, mais aussi la réponse, de Lessing : s’interrogeant, comme Lessing, sur la question de savoir si des « faits » peuvent servir de fondement à la foi religieuse, il se tourna vers la raison.

Emmanuel Cattin Le philosophe et l’expérience

Emmanuel Cattin

La Phénoménologie de l’esprit est le grand livre de l’expérience. Le sens d’une telle expérience est double : il s’agit tout autant de l’expérience comme mouvement et conduite (Erfahren) de la conscience que de la rencontre de l’être (das reine Auffassen) en laquelle celle- ci s’accomplit comme conscience. Ainsi le grand livre du sujet, le livre de l’activité, est-il tout autant et d’abord le grand livre de la substance, le livre de l’être. Or le livre de l’expérience est lui- même le contenu d’une expérience pour la conscience qui indissolublement, à chaque fois, le rencontre et l’accomplit. Telle est bien la grande loi hégélienne : tout est dans l’expérience.

Hélène Politis

Hélène Politis Kierkegaard lecteur de la Phénoménologie de l’esprit

Contrairement à ce que suppose ordinairement le public, Kierkegaard fut un excellent lecteur de Hegel, et beaucoup des schémas de pensée proprement kierkegaardiens résultent d’un dialogue philosophique rigoureux et vivant avec le Système. Cette conférence retrace donc, brièvement mais aussi précisément que possible, quelques étapes remarquables de la relation philosophique de Kierkegaard à Hegel. L’ironie, l’épreuve, le paradoxe, la dialectique de la généralité et de la singularité, la morale, l’éthique, la foi (et quelques autres concepts décisifs pour notre modernité) sont ainsi passés en revue selon une grille de lecture kierkegaardienne  » constamment rapportée à Hegel « .

Franck Fischbach

Franck Fischbach Marx lecteur de la Phénoménologie de l’esprit

Par l’analyse de l’interprétation que Marx donne de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel dans ses manuscrits parisiens de 1844, cet article tente d’étayer la thèse selon laquelle, dès cette époque, Marx accède à un point de vue philosophique propre qui suppose la rupture avec Hegel. Cette rupture se marque à la manière dont Marx transforme la conception du rapport sujet-objet : les hommes sont compris par Marx comme des vivants dotés d’une activité naturelle d’objectivation d’eux-mêmes et c’est uniquement la dépossession des objets produits et la transformation du travail en activité désobjectivante qui engendrent la conscience de soi comme sujet. La réconciliation hégélienne de la conscience d’objet et de la conscience de soi, la compréhension de la première comme moment de la seconde deviennent donc pour Marx le résultat même du processus d’aliénation.

13 octobre, après-midi

Norbert Waszek

Norbert Waszek Descartes, Jacobi, Schleiermacher et la « philosophie de la subjectivité » selon Hegel

Cet article examine le § 77 de l‘Encyclopédie des Sciences Philosophiques (2e et 3e édition : de 1827 et 1830) avec une question précise : le recours à Descartes qu’il contient est-il motivé par des préoccupations de l’époque, le débat de Hegel avec une « philosophie de la subjectivité », celle associée d’abord avec Jacobi, puis avec Schleiermacher ? Le § 77 se trouve dans la troisième partie du Concept préliminaire de la Logique, qui porte le titre « Le savoir immédiat » (§§ 61-78). Si l’on compare avec la première édition de l‘Encyclopédie, celle de 1817, on constate que Hegel a fondamentalement réélaboré et élargi ce « Concept préliminaire ». Pour ce qui concerne plus spécialement la section intitulée « savoir immédiat », on ne trouve rien, dans la première édition, qui lui corresponde. Il s’agit d’un texte tout à fait nouveau, ce qui renforce notre thèse, selon laquelle l’intention de Hegel, d’avoir recours à Descartes contre les  » mauvais cartésiens  » de son époque, fut une spécificité de ses années à Berlin donc, plus précisément de 1826 à 1830.
(Titre et résumé correspondant au texte qui sera publié)

Yves-Jean Harder

Yves-Jean Harder Le destin du hegélianisme

Le destin du hégélianisme est la réflexion de celui-ci dans la culture de l’époque, autrement dit dans la
modernité, qui se caractérise par la scission entre le politique et le religieux, et la subordination du théologique à l’anthropologique. Le hégélianisme subit dans cette transposition culturelle une inversion de ces motifs fondamentaux. Le destin présente le hégélianisme sous la forme de son autre, en naturalisant l’esprit et la négativité qui l’anime. L’accès de la modernité au hégélianisme suppose la possibilité de surmonter son destin, non en le niant, mais en le comprenant, c’est-à-dire en mettant en évidence son sens religieux.

Pierre Osmo

Pierre Osmo Le théâtre de l’appropriation

On fait ici l’hypothèse qu’en entrant dans la Phénoménologie de l’esprit, non dans un roman ou dans une  » odyssée « , mais comme on entre au théâtre, et à la condition d’actualiser sa forme léguée par les Grecs, on se donne le moyen particulièrement approprié de s’approprier le contenu, le mouvement, le sens de cette œuvre, dans la mesure même où s’y joue le destin d’une réappropriation par l’esprit de la scission constitutive, dès le départ, du propre de la conscience, voire, du propre du  » propre  » ; et ainsi – en assumant le paradoxe qui propose, en l’occurrence, d’entrer au théâtre, ce lieu par excellence de la représentation, pour sortir de la représentation et accéder au concept – de s’approprier soi-même au mouvement de la contradiction qui conduit au savoir absolu comme au lieu de sa solution.

Bernard Bourgeois

Bernard Bourgeois1 La philosophie du langage dans la Phénoménologie de l’esprit

La philosophie du langage enveloppée par l’éloge que fait Hegel de celui-ci dans laPhénoménologie de
l’esprit
peut être explicitée à travers une reconstruction du parcours phénoménologique comme intensification progressive de la performance langagière. Mais l’essence performative du langage culmine dans le discours spéculatif niant par son caractère spéculatif son caractère discursif, et révélant ainsi que, si le langage est le phénomène le plus spirituel de l’esprit, il n’est pas, pour Hegel, l’esprit lui-même.

 

  1. Bernard Bourgeois vient de publier une nouvelle traduction de la Phénoménologie de l’esprit, avec présentation, notes et index (Paris : Vrin, 2006). []

La dernière métaphysique de Leibniz et l’idéalisme (par Michel Fichant)

Conférence du 20 mai 2006 par Michel Fichant 

Michel Fichant
Michel Fichant

La question de la nature et du sens d’un  » idéalisme leibnizien  » se trouve, depuis plus d’une vingtaine d’années, au centre d’un grand débat dans les études leibniziennes, principalement anglo-saxonnes. La conception la plus conséquente et la plus radicale d’un tel idéalisme a été exposée par Robert Merrihew Adams (Leibniz, Determinist, Theist, Idealist, 1994) :  » Le principe le plus fondamental de la métaphysique de Leibniz est que « il n’y a rien d’autre dans les choses que les substances simples et, en elles, les perceptions et les appétitions ». Cela signifie que les corps, qui ne sont pas des substances simples, peuvent seulement être construits à partir des substances simples et de leurs propriétés de perception et d’appétition  » (p. 217). Ce débat en rencontre un autre, qui porte sur la reconnaissance de périodes dans la formation de la métaphysique leibnizienne et sur le point de vue qui permet d’en rendre compte de la façon la plus adéquate : expression constante d’un  » Système de Leibniz  » invariant dans ses thèses et sa structure, ou plutôt recherche ouverte où l’invention conceptuelle ne se referme jamais sur une formule systématique unique ? En effet, ceux-là même qui ont voulu reconnaître une période des  » années moyennes  » (Daniel Garber), où Leibniz n’aurait pas adhéré à l’idéalisme, ont généralement concédé que la dernière métaphysique, celle qui se déploie proprement selon la thèse monadologique, est bien caractérisée finalement par cette adhésion.

Je me propose de développer les arguments suivants :

  1. Du point de vue génétique, la thèse monadologique répond bien originellement à la requête d’un fondement de la réalité des corps.
  2. Les développements de la métaphysique leibnizienne de la dernière période (après 1700) ne donnent pas congé à la recherche de caractérisation d’une vraie  » substance corporelle « .
  3. C’est la spécificité de ce qu’il appelle l’  » Organisme  » qui retient Leibniz de laisser le dernier mot à un idéalisme tel que celui qui lui est attribué. Si idéalisme il y a, il faut l’entendre en un autre sens.

Bulletin 2006 100 3