Résumés Conférences

Les conférences depuis janvier 2005 sont listées ci-dessous, avec leurs résumés et le cas échéant une photo prise pendant la séance. Pour voir les publications correspondantes, cliquer sur le lien « Bulletin » en bas du résumé.

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La philosophie est-elle une chose importante ? (par Michel Malherbe)

Conférence du 2 juin 2012 par Michel Malherbe

Hume distingue entre les choses importantes et les choses curieuses, celles qui sont l’objet de l‘easy and obvious
Michel Malherbe
Michel Malherbe
philosophy et celles qui sont l’objet de l‘abstruse philosophy. La méthode de la première est l’éloquence, celle de la seconde l’analyse rationnelle. L’éloquence est un art de l’évidence qui fait fond sur ce que les hommes partagent en commun (indignons-nous !) ; l’analyse est un art de la précision et de la distinction, mais qui a un coût : la perte de l’évidence. Entre la clarté et la distinction, il faut choisir. On ne saurait négliger de représenter les choses importantes. Cela suffit-il à en faire un objet de curiosité ? Si elles importent, ce n’est pas par l’opération de la philosophie, mais par celle, pour parler vite, de la vie et de tout ce qui est reçu avec elle. Or la demande de philosophie facile n’a jamais été aussi forte qu’aujourd’hui. Dans le meilleur des cas, elle peut se réclamer de Cicéron ou de la tradition humaniste ; dans le pire des cas, de l’opinion et du préjugé. Et, comme l’observait Hume, c’est elle qui rencontre le succès. Un succès qui n’est pas nécessairement aveugle. La demande de philosophie abstraite se fait rare et elle est peu honorée sinon dans l’institution universitaire ; et elle l’est alors pour son raffinement. Il lui faut assurément un corps d’évidence initial à travailler, mais elle a tôt fait de le changer en problème, un problème à résoudre par le concept et ses développements. Pendant longtemps, l’histoire de la philosophie  » à la française  » a masqué la difficulté, le corps d’évidence à traiter étant fourni par les  » grands textes  » et jugé important au nom de la tradition et de l’érudition. La matière étant ainsi toute préparée, chaque analyste pouvait montrer combien les difficultés résiduelles des grandes philosophies étaient susceptibles de se résoudre par un raffinement toujours accru du système ou recevoir une nouvelle lumière du dernier inédit exhumé. Mais l’excès porte sa propre sanction : la preuve fut faite que cela n’avait pas beaucoup d’importance et qu’une thèse n’est jamais qu’un exercice d’école. On peut, certes, en prendre son parti et considérer que la philosophie n’est qu’une recherche curieuse et qu’il suffit de traiter du langage dans lequel elle s’exprime, d’en dénoncer scrupuleusement les fautes de grammaire, et pour le reste de s’en rapporter à la pensée la plus ordinaire curieusement investie d’une nouvelle innocence philosophique : singulière action de restauration du sens commun par la sévère discipline que la philosophie s’administre à elle-même. On peut inversement ne pas prendre son parti et invoquer quelque exigence fondatrice toujours plus radicale menant à une évidence première, dans son fond très obscure, mais censée être archi-éloquente. Dans les deux cas, la philosophie justifie son importance propre par un même argument : elle se donne comme la science des conditions de possibilité, comme l’art du transcendantal. Mais qu’est-ce qui est réellement important ? N’est-ce pas Dieu, les choses, les hommes ? La révolution transcendantale a eu lieu, objectera-t-on, on ne peut revenir à Aristote. Mais qui le dit ? Introduisons un soupçon de scepticisme et revenons à des objets plus positifs.
 

Que faire ? (par Jean-Luc Nancy)

Conférence du 17 mars 2012 par Jean-Luc Nancy

Que faire ? La question n’est pas seulement historique grâce à Lénine (auquel sans aucun doute on pourrait

Jean-Luc Nancy
Jean-Luc Nancy

trouver des antécédents). Elle est peut-être la question que pose périodiquement l’histoire, ou qui se pose à propos de l’histoire : que faire pour qu’elle s’invente à neuf ? que faire pour qu’elle sorte de l’impasse ou de l’indécision ? que faire pour faire l’histoire ou pour la laisser se faire ? Mais faut-il la laisser faire ou faut-il vouloir la faire ? Il y a quelque temps un spectacle parisien portait le titre : « Que faire ? (le retour) ». Il n’est pas douteux que la question se pose aujourd’hui avec une acuité singulière. Une de ses manifestations est la fréquence avec laquelle on la pose au philosophe, supposé détenteur de réponses ou de méthodes pour l’action. Mais on la pose au même titre au religieux ou au moraliste. Ce qui plus proprement est affaire de philosophe est de penser les tenants et aboutissants de la question, à commencer par ce qu’elle peut impliquer d’un passage de la « théorie » à la « pratique ». Encore faut-il savoir ce que « pratique » veut dire. De quel « faire » s’agit-il ? D’un « agir » à coup sûr plus que d’un « produire », d’une praxis plus que d’une poiesis – s’il est possible de les distinguer sans reste. Mais l’action historique se règle-t-elle sur une Idée ou sur un mouvement réel de besoins, d’attentes, de poussées ? Pouvons-nous aujourd’hui déterminer l’un ou l’autre registre – l’Idée ou la Force ? Le risque n’est-il pas toujours d’anticiper l’imprévisible qui fait l’essence de l’avenir ? Que faire pour s’ouvrir à un « à venir » non programmé ? Une chose semble se laisser entrevoir sans qu’on puisse rien prévoir : la civilisation qui a gagné le monde a commencé à pivoter, à basculer peut-être – tout autant qu’avaient basculé le monde gréco-romain ou celui de la féodalité. Quel « faire » s’ajuste à de telles situations ? Quel « faire » philosophique, au moins, si quelque chose de tel existe ?

Bulletin 2012 106 2

La politique cosmopolitique : de l’universalisme au pluralisme (par Monique Castillo)

Conférence du 21 janvier 2012 par Monique Castillo

Le pluralisme réunit les esprits dans un même vœu de tolérance partagée. Mais tous n’entendent pas le mot

Monique Castillo
Monique Castillo

 « pluralisme » de la même façon. Le pluralisme, au sens démocratique, est une politique de reconnaissance de la diversité des opinions comme principe de paix sociale et de justice. Au sens humaniste, le pluralisme se présente comme une morale du respect des hommes commesemblables : si je respecte l’autre dans sa différence, c’est parce que sa différence ne fait pas obstacle au respect mutuel. Le pluralisme au sens culturellement différentialiste ou séparatiste réclame un traitement différencié des différences par des exceptions au droit commun ou par l’affirmation de soi contre l’autre (ce dont le bellicisme nationaliste a été un exemple). Alors que le pluralisme humaniste est un universalisme, le pluralisme différentialiste se dit volontiers anti-universaliste. Le premier niveau du problème apparaît ici: l’un des succès du différentialisme culturel vient de ce qu’on le considère comme une intensification de l’exigence humaniste d’égalité, en regardant le relativisme culturel comme un élargissement du principe d’égalité entre les hommes. Il résulte de cette ambiguïté que l’humanisme laïc, paradoxalement, peut servir de caution morale au séparatisme culturel. La réflexion qui sera soumise au débat :

  • emprunte au kantisme une définition de base du mot  » humanisme « , en référence à la règle d’ » hospitalité  » dans le droit cosmopolitique et à l’impératif d’une  » pensée élargie  » dans la pratique du jugement : penser en se mettant à la place de tout autre (CFJ, § 40);
  • prend en compte les mutations introduites par les postérités politiques du kantisme, notamment chez John Rawls, Jürgen Habermas et Ulrich Beck en ce qu’elles font apparaître que l’hétérogénéité des différences culturelles y est plus décisivement soulignée (elles sont dites  » incommensurables entre elles « ) de sorte que le pluralisme devient la manière de pratiquer publiquement un universalisme autocritique, ouvertement hostile à ses propres dérives que sont l’ethnocentrisme ou l’uniformisme;
  • pose la question de savoir comment une conception procédurale de la raison pratique peut conférer au pluralisme le pouvoir de créer une commune confiance dans un humanisme critique au moment où le mondialisme concurrence le cosmopolitisme et où la judiciarisation croissante de la vie sociale montre un besoin accru de flexibilité des instruments juridiques au service d’une division grandissante entre les hommes et entre les communautés. Pour être fidèle à l’universalisme par pluralisme et trouver la voie d’un vivre ensemble équitable, comment se passer d’un minimum de solidarité civilisationnelle, que Kant confiait, pour sa part, à une anthropologie perfectibiliste ?

Monique Castillo est professeur à l’université Paris XII. Voir le site web de Monique Castillo.

Bulletin 2012 106 1

L’attachement (éros et agapè) (par Yvon Brès)

Conférence du 26 novembre 2011 par Yvon Brès 

Yvo Brès
Yvo Brès

Le but de cet exposé est de montrer que le concept d‘attachement mériterait d’être, dans les sciences humaines, mais également en philosophie, en théologie, en littérature, d’un usage beaucoup plus étendu que celui dont il a bénéficié jusqu’ici. L’idée de cette extension m’est venue à la lecture de la réédition du livre de Nygren, Érôs et agapé, et aussi d’un ouvrage sur l’acédie qui développe la thèse bien connue de Nietzsche sur l’amour chrétien comme Eros empoisonné. 

L’origine de la notion d’attachement se situe dans la psychologie animale, avec la notion d’empreinte (Prägung). Elle est depuis longtemps d’un usage courant en psychologie et psychiatrie de l’enfant et a été adoptée, il y a bientôt quarante ans, comme concept psychanalytique dans les pays de langue anglaise (cf. Bowlby). Un certain nombre de psychanalystes français (par ex. Anzieu, Wildlöcher) en font eux aussi un usage ferme mais discret, car ils n’insistent pas sur le fait que Freud l’a totalement méconnue.
Il serait intéressant de reprendre l’œuvre de Freud dans son ensemble pour montrer comment, chaque fois qu’il rencontre des faits d’attachement, il s’efforce, de manière souvent contournée, d’esquiver le concept en tant que tel et d’en donner une interprétation  » érotique « , ce qui aboutit à mettre en avant une sorte d’Eros élargi (à partir, d’ailleurs, du rapprochement avec Platon) qui n’aura plus d’autre partenaire que la pulsion de mort.
C’est à cet Eros, même élargi, que le Nouveau Testament oppose l‘agapé comme l’amour qui vient de Dieu, opposition qui sera atténuée dans la tradition catholique (Saint Augustin, Saint Thomas, Benoit XVI) mais affirmée avec force par le luthérien Nygren, ce qui expliquerait dans une certaine mesure, par réaction, la thèse nietzschéo-lacanienne de l’éros empoisonné.
Je voudrais au contraire simplement suggérer que, si l’on voulait absolument trouver un concept psychologique permettant de se représenter l’agapé, on aurait pu, au lieu de s’en tenir à Érôs et à la pulsion de mort, utiliser aussi la notion d’attachement.
Celle-ci permettrait peut-être, en outre, de relire le Banquet sans avoir à considérer comme  » théorie platonicienne de l’amour  » le seul discours de Diotime. La prise en considération de celui d’Eryximaque et de certains passages du Phèdre conduirait de surcroît à remettre sérieusement en question l’interprétation freudienne de la dualité empédocléenne philotès-neikos et de comprendre à partir de l’attachement les passages les plus connus de l‘Antigone de Sophocle.
Il n’est pas jusqu’à la notion japonaise d‘amae qui ne s’éclaire d’une certaine manière comme correspondant, dans un contexte bouddhiste, à ce concept occidental né dans la psychologie animale, mais dont l’utilisation pourrait être plus large.

Bulletin 2011 105 4

Réflexions sur les questions d’identité (par Vincent Descombes)

Conférence du 28 mai 2011 par Vincent Descombes 

Vincent Descombes
Vincent Descombes

Si l’on parle aujourd’hui de questions d’identité, ce sera souvent pour caractériser des troubles et des crises, voire des conflits passionnés, qui paraissent mettre en cause, au moins aux yeux des intéressés, l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes et de leur dignité. Ces troubles et ces conflits sont alors qualifiés d‘identitaires. Un tel usage du mot  » identité « , qui nous est venu initialement des psychologues avant de s’imposer dans toutes les sciences humaines, est récent. Auparavant, une question d’identité aurait eu le sens trivial d’un  » Qui est-ce ? « . Ainsi, lorsque Littré mentionne les  » questions d’identité « , il explique que le mot  » identité  » s’entend dans cette expression comme  » terme de jurisprudence  » pour des enquêtes visant à établir si un individu est bien celui qu’il prétend être ou qu’on prétend qu’il est. On pourrait dire que Littré ne connaît pas encore l’usage du substantif  » identité  » que nous expliquons par l’adjectif  » identitaire « , mais seulement celui que nous expliquons par l’adjectif  » identique  » : pour lui, avoir une identité consiste dans le fait d’être identifiable, c’est-à-dire de pouvoir être reconnu identique à tel ou tel individu que nous pouvons désigner. Ce sens des juristes est également celui des philosophes qui ont mis en question nos assertions ordinaires d’identité en discutant des exemples tels que celui du Vaisseau de Thésée sans cesse réparé ou celui de l’identité personnelle d’un individu dont la mémoire est défaillante. Cela revient à dire que les philosophes classiques et les juristes ont affaire à la notion d’identité dans son usage ordinaire, que ce soit pour la contester ou pour la préciser.
Il est possible de montrer :

  1. que les deux notions d’identité en cause, celle du psychologue des crises d’identité et celle de l’usage ordinaire, relèvent de catégories logiquement distinctes ;
  2. qu’il est difficile de se servir de l’idiome identitaire sans tomber dans de graves incohérences ;
  3. que ces incohérences ont leur source dans une perpétuelle et inévitable interférence entre le sens ordinaire (avoir une identité, c’est pouvoir être identifié de manière réitérative) et le sens psychologique récemment introduit (avoir une identité, c’est pouvoir maintenir son idée de soi-même dans la configuration idéale à laquelle on est attaché affectivement).

Faut-il proscrire le nouvel emploi du mot  » identité  » en raison des confusions et des errements qu’il provoque ? Ce serait envisageable si l’on pouvait renoncer à s’occuper de ce que veulent dire ceux qui ont trouvé dans cet idiome de l’identitaire le moyen de s’exprimer. Mais puisque la difficulté est d’abord celle de notre langage, une solution philosophique s’offre ici : décider que nous n’avons jamais véritablement compris ce que voulait dire l’identité au sens de l’ » identitaire « , faire comme si nous devions réapprendre cet idiome de l’identitaire en vue d’enrichir notre psychologie morale. Pour cela, il nous faut évidemment partir de notre propre pratique de l’identification référentielle, c’est-à-dire de notre compréhension de l’identité au sens de l’identique. C’est ce que l’on cherchera à faire en considérant les analyses que fait Port-Royal de propositions telles que : Cette Église fut brûlée il y a dix ans, et elle a été rebâtie depuis un an et Les Romains ont vaincu les Carthaginois (Logique, 2e partie, ch. XII et ch. XIII).
L’hypothèse est que les difficultés inhérentes à l’emploi de l’idiome identitaire reproduisent et héritent de certaines de celles que les philosophes n’ont cessé de rencontrer chaque fois qu’ils ont voulu expliquer comment nous nous servions, dans notre discours ordinaire, du concept d’identité.

Vincent Descombes est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).

Bulletin 2011 105 3

Changement et pensée du changement. Le parcours de la sociologie critique (1970-2011) (par Robert Castel)

Conférence du 19 mars 2011 par Robert Castel 

Robert Castel
Robert Castel

Je partirai d’un constat extrêmement banal mais qui me paraît soulever des problèmes difficiles. Entre la fin des années 1960-début des années 1970 et aujourd’hui, l’état du monde social a énormément changé. Parallèlement la représentation de ce monde telle qu’elle est portée par les Sciences sociales a également profondément changé. Quelles relations peut-on établir entre ces deux registres de transformations ?

Dans quelle mesure peut-on aujourd’hui conserver, ou faut-il récuser, ou réformer, ou redéployer, la posture théorique et les catégories d’analyses qui paraissaient pertinentes pour interpréter la problématique sociale, alors qu’une quarantaine d’années plus tard le diagnostic que l’on peut porter sur l’état de la société est tout différent ? 

Je n’ai bien entendu pas la prétention d’apporter une réponse catégorique à ces questions, ni de les hisser au niveau d’une véritable élaboration philosophique. Je voudrais plutôt illustrer les difficultés qu’elles soulèvent en retraçant le parcours de la sociologie critique entre la période où elle paraissait occuper une position dominante dans le champ des sciences sociales et son positionnement actuel. J’essaierai donc d’abord de dégager le type de relations qui a uni la conception de l’ordre social telle qu’elle paraissait s’imposer autour des années 1970 et le type de contestations de cet ordre social que la sociologie critique a alors développé. Puis, les principaux paramètres qui sous-tendaient une telle représentation du monde social s’étant profondément modifiés, on pourra se demander s’il y a encore un sens à proposer aujourd’hui une lecture de la société, et si oui à quelles conditions.

Mon propos se veut ainsi une invitation à s’interroger sur les relations entre changement et continuité dans la lecture de l’histoire et, pour ceux qui ont vécu ces transformations, sur l’exigence de rester le même ou au contraire de changer soi-même lorsque tout ou presque devient différent. Mais je ne pourrai proposer que quelques prolégomènes pour soutenir une telle réflexion, compte tenu du caractère très limité, et très particulier de la séquence historique retenue, et aussi du fait qu’ayant personnellement traversé cette période, ma propre réflexion risque d’être entachée de subjectivisme.

Robert Castel est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).

Bulletin 2011 105 2

Lire, écrire, publier : l’économie kierkegaardienne du livre (par Hélène Politis)

Conférence du 22 janvier 2011 par Hélène Politis 

Hélène Politis
Hélène Politis

L’exposé se développera en trois moments complémentaires : 

  1. Le livre comme objet commercial. Kierkegaard, en fin observateur de son temps, a su percevoir dans certaines techniques modernes de production des objets et de circulation des idées quelques-uns des signes avant-coureurs de notre  » société de consommation « . Prenant au XXIe siècle un relief que son époque ne pouvait pas lui donner, le diagnostic kierkegaardien mérite d’être mieux connu.
  2. Kierkegaard, lecteur averti et assidu. Si Kierkegaard a pu formuler des descriptions et des critiques pour nous si stimulantes, c’est aussi qu’il fut un lecteur remarquable, non seulement par la qualité de ses lectures, par leur étendue et leur variété, mais encore par l’usage qu’il sut en faire dans l’élaboration de ses propres catégories de pensée. En s’intéressant à sa bibliothèque et à ses papiers de travail, on accède à une nouvelle intelligence de cette œuvre – célèbre, certes, mais sur un mode qui est souvent resté celui de la méconnaissance.
  3. Comment écrire un livre qui mérite de durer ? À quels lecteurs le destiner ? Tantôt explicitement, tantôt de manière plus implicite, Kierkegaard promeut une théorie et une pratique détaillées de l’écriture et de la lecture comme porteuses de vérité. Cette théorie et cette pratique sont inséparables de l’idée que Kierkegaard se fait de la double question de l’appropriation et du témoignage. Comment se rapporter à ce qu’on a compris ? Comment le faire partager à d’autres sans empiéter par là sur leur liberté ? C’est en visant une catégorie bien spécifique de lecteurs auxquels il choisit de faire confiance, que Kierkegaard invente des modalités originales de communication et toute une pédagogie de l’accès au vrai.

Tout au long de cet exposé et par le biais d’un regard documenté sur l’œuvre kierkegaardienne, il sera donc principalement question de nous, et notre actualité y sera présente en filigrane à travers des propos qui auront l’apparence de ne concerner que l’histoire de la philosophie.

Hélène Politis est professeur émérite de philosophie à l’université Paris-I (Panthéon-Sorbonne).

Attention ! En raison de travaux à la Sorbonne, la séance a lieu au Lycée Montaigne, 17 rue A. Comte, 75006 Paris. Avec les remerciements du bureau à Mme le Proviseur pour son accueil.

Bulletin 2011 105 1

Bergson, empathie et relativité (par Gérard Jorland)

Conférence du 4 décembre 2010 par Gérard Jorland 

Gérard Jorland
Gérard Jorland

Einstein séjourna à Paris du 28 mars au 10 avril 1922 à l’initiative de Paul Langevin qui l’avait fait inviter par l’assemblée des professeurs du Collège de France en 1913 pour 1914, mais avait du repousser cette invitation à cause de la guerre. Einstein fit une conférence au Collège de France le 31 mars suivie de trois séances de discussions les 3, 5 et 7 avril et d’une quatrième, bien qu’elle fût chronologiquement la troisième, à la Société française de philosophie le 6 avril. Aucune autre société savante, ni l’Académie des sciences, ni la Société de physique, ni la Société astronomique, ni aucun autre établissement d’enseignement supérieur ne se risquèrent à inviter Einstein. La presse s’était en effet déchaînée contre ce juif allemand, espion bolchevik de surcroît, tenu responsable du fait que son pays refusait de payer les réparations de guerre en conclusion de ce syllogisme :  » Il a dit que le temps n’existe pas ; et comme le temps, c’est de l’argent, l’argent n’existe pas. « 
Cette même année 1922, Bergson publiait Durée et Simultanéité. On s’attendait donc à une explication entre le philosophe de la durée et le physicien de la relativité du temps. Il n’y en eut pas. A l’intervention assez longue de celui-là, celui-ci ne répondit que de façon laconique, concédant un temps psychologique différent du temps physique, mais récusant l’idée même d’un temps philosophique distinct.
La discussion n’eut lieu les années suivantes qu’entre Bergson et André Metz, mandaté, pour ainsi dire, par Meyerson, qui écartait l’interprétation bergsonienne de ses réflexions sur la déduction relativiste, et Jean Becquerel. Ce fut un dialogue de sourds. André Metz ne cessa de réitérer le raisonnement einsteinien à l’intention de Bergson, qui l’avait parfaitement compris, sans se soucier de prendre en considération les arguments du philosophe.
Bergson a concentré son analyse de la théorie einsteinienne de la relativité restreinte sur l’expérience de Michelson et Morley d’une part, et sur le paradoxe des jumeaux de Langevin d’autre part. Je m’emploierai à montrer que, s’il a voulu sauver la simultanéité par une expérience de pensée, il a défendu l’existence d’un temps universel par un recours à l’empathie. Finalement, Bergson n’avait-il pas raison ?

Gérard Jorland est directeur de recherches au CNRS et directeur d’études à l’EHESS.
Voir la page de Gérard Jorland sur le site de l’EHESS.

Bulletin 2010 104 4

Craint-on la peur ? (par François Guery)

Conférence du 29 mai 2010 par François Guery 

François Guery
François Guery

De plusieurs côtés, la peur a une actualité : le terrorisme, la précaution, les appels qui se veulent philosophiques à l’oublier, la dépasser, la surmonter : on craint la peur. Cela incite à rappeler une tradition d’analyse de la peur, qui commence avec Aristote, continue avec Augustin et reprend avec Heidegger et Hans Jonas.
On soulignera une formulation initiale de la question de la peur,  selon le « qui », le « de quoi », le « comment on est », le « quand », elle est donc l’objet d’une nécessaire casuistique, il faut parfois avoir peur, si l’objet qui fait peur le mérite, et le moment compte dans l’estimation d’une valeur de la peur ; elle a une portée « détective » dont la connaissance expérimentale ne peut se doter, elle est en tant qu’anticipation, une estimation du futur en fonction de choix de valeurs qui nous sont révélés à nous-mêmes en l’éprouvant, d’où l’idée force d’une « heuristique de la peur » sur laquelle on s’acharne sans prendre les moyens de la critique.

François Guery est professeur à l’université de Lyon 3 Jean Moulin. 

Bulletin 2010 104 3

Proudhon, propositions pour une nouvelle lecture (par Robert Damien)

Conférence du 20 mars 2010 par Robert Damien 

Robert Damien
Robert Damien

Dans le dépôt de bilan actuel du socialisme, Proudhon (1809-1865) est le plus accablé. Il faut dire qu’il y a mis du sien. On comprend le discrédit d’une pensée touffue et dispersée, parfois pédantesque, souvent commandée par l’urgence dénonciatrice. On l’explique aisément tant cette œuvre disparate est parcourue de palinodies.

Retenons-en une seule, la plus provocatrice : dénonçant la propriété comme un vol, formule qui lui valut une postérité gravée dans le marbre, Proudhon se déclare pourtant antisocialiste au nom de la propriété même : »le socialisme n’est rien, n’a jamais rien été et ne sera jamais rien » car détruisant la propriété et la concurrence, il supprime « les vraies forces économiques, les principes immatériels de toute richesse (…) qui créent entre les hommes une solidarité qui n’a rien de personnel et les unissent par des liens plus forts que toutes les combinaisons sympathiques et tous les contrats. »

Il récuse certes, contre les libéraux, le caractère naturel du contrat comme forme juste de relation des individus libres. Il ne pose pas la sympathie spontanée comme un besoin premier de jouir de l’estime d’autrui. Mais sa critique du « système communiste, gouvernemental, dictatorial, autoritaire, doctrinaire » est sans nuance car son principe, destructeur de « l’aristocratie des capacités » est que « l’individualité est subordonnée à la collectivité ». D’où une dénonciation féroce de la  » communauté  » communiste: « une démocratie compacte, fondée en apparence sur la dictature des masses (…) indivision du pouvoir; centralisation absorbante; destruction systématique de toute pensée individuelle, corporative, locale réputée scissionnaire; police inquisitoriale; tyrannie anonyme; prépondérance des médiocres (…) »

Prémonition? On rappellera simplement la lettre à Marx du 17 Mai 1846: « Cherchons ensemble, si vous voulez, les lois de la société, le mode dont ces lois se réalisent, le progrès suivant lequel nous parvenons à les découvrir; mais pour Dieu! après avoir démoli tous les dogmatismes a priori, ne songeons point à notre tour à endoctriner le peuple (…) ne taillons pas au genre humain une nouvelle besogne par de nouveaux gâchis (…) ne nous faisons pas les chefs d’une nouvelle intolérance, ne nous posons pas en apôtres d’une nouvelle religion, cette religion fût-elle la religion de la logique, la religion de la raison ».
« Homme terreur » qui répugna physiquement à Tocqueville et à Hugo, lecteur approximatif de Kant, de Hegel et de Feuerbach, il fut néanmoins la grande référence philosophique et politique de son temps. Inclassable, est-il bon, est-il méchant ? Est-il libéral, est-il socialiste ? Est-il anarchiste ? Est-il utopiste ? Les ombres de sa statue utopiste, anarchiste, socialiste, paralysent tout réexamen de « l’enfant terrible » du socialisme comme le qualifiera Pierre Leroux, l’inventeur du mot.

A l’occasion du bicentenaire de sa naissance, une révision du procès s’impose. Pouvons nous en retenir quelques enseignements pour penser aujourd’hui l’ordre social et politique ?

Trois thèses philosophiques majeures nous semblent éclairer cette œuvre ambitieuse: le travail industriel est une métaphysique en action dont la sérialité syntaxique des gestes et des adresses génère positivement des rationalités plurielles et des identités multiples ; le sujet humain n’existe que relié à un groupe coopérateur, générateur d’obligations mutuelles et constitutif d’un  » nous  » acteur de ses destinées ; la liberté ne s’affirme que dans l’augmentation mutuelle des relations qui expriment une justice en acte.
Nous souhaitons réexaminer ces trois axes centraux pour mieux en dégager l’intérêt actuel. Peuvent-ils être des sources et des ressources pour une philosophie politique renouvelée ?

Robert Damien est professeur à l’université de Paris-Ouest Nanterre-La Défense.

Bulletin 2010 104 2

Conceptualiser la démocratie (par Marcel Gauchet)

Conférence du 23 janvier 2010 par Marcel Gauchet 

Marcel Gauchet
Marcel Gauchet

On sait la difficulté de définir la démocratie, tant l’écart est grand entre son idée, ou son principe – le pouvoir du peuple, l’autogouvernement – et la réalité du fonctionnement de nos régimes – les divisions électorales, le jeu des majorités et des minorités, le pluralisme idéologique. Encore la difficulté redouble-t-elle lorsqu’il s’agit de saisir sous le même terme un régime politique au sens strict et un « état social », comme « l’égalité des conditions », ou une forme de société – capitaliste, par exemple. Une théorie de la démocratie en mesure d’intégrer ces différents aspects au sein d’une construction conceptuelle cohérente est-elle possible dans ces conditions ?
C’est une proposition en ce sens qu’on voudrait mettre à l’épreuve de la discussion. On voudrait essayer de montrer que la définition de la démocratie comme « mise en forme politique de l’autonomie », celle-ci étant rigoureusement comprise comme l’expression structurelle de la sortie moderne de la religion, permet de satisfaire aux principales exigences qu’on est en droit d’attendre d’une compréhension authentiquement philosophique du phénomène. Elle répond à la question de l’origine et de la signification de la démocratie des modernes, en autorisant une caractérisation ferme de sa spécificité par rapport à la démocratie des anciens. Elle permet de situer le régime démocratique dans ses liens avec son environnement historique, qu’il s’agisse de son inscription dans la forme politique État-nation ou de son association avec la société de l’économie, tout en éclairant par la même occasion la raison d’être du mécanisme représentatif. Bref, elle autorise à donner un statut conceptuel à des données trop vite rejetées du côté de l’empirie. Enfin, elle permet d’articuler approche normative et approche réaliste, en déterminant les conditions d’un rapprochement de la démocratie effective par rapport à son idéal.

Voir la page consacrée à Marcel Gauchet sur le site de l’EHESS.

Bulletin 2010 104 1

Actualité du darwinisme (par Jean Gayon)

Conférence du 28 novembre 2009 par Jean Gayon 

Jean Gayon
Jean Gayon

« L’héritage de Darwin est un formidable édifice de controverses jamais éteintes, toujours revivifiées, augmentées, complexifiées » (P. Tassy).  

Nous faisons volontiers nôtre cette réflexion d’un paléontologue contemporain. L’actualité du darwinisme se fonde moins sur des hypothèses inébranlables que sur un cadre de pensée qui se prêtait à la fois à l’extension et à la révision de ses principes. En cela, il représente sans doute à l’époque contemporaine quelque chose de semblable à ce que fut la « philosophie mécanique » des XVIIe et XVIIIe siècles. Le mot « darwinisme » peut désigner en fait deux choses: soit la pensée de Darwin, soit l’ensemble des pensées et des pratiques qui se sont explicitement réclamées de Darwin. Comme toujours, lorsqu’une tradition de pensée se trouve désignée par un nom propre, les rapports entre le modèle (Darwin) et les copies ou appropriations (darwinisme) sont délicats. Il s’agira de clarifier cette question.

Nous dressons d’abord une carte à grande échelle du fait de civilisation que représente le darwinisme. Ce fut d’abord une théorie scientifique, exprimée principalement dans L’Origine des espèces, dont la structure a durablement contraint la science de l’évolution. Mais le darwinisme a vite servi de caution à des idéologies et utopies sociales et politiques, au premier rang desquelles le « darwinisme social » et l’eugénisme. Il a par ailleurs pénétré les sciences humaines sociales, de la psychologie et de la linguistique à l’anthropologie et l’économie. Le cas de la philosophie est singulier: en effet les deux traditions philosophiques majeures du XXe siècle (philosophie analytique et phénoménologie) se sont délibérément construites dans le refus d’un fondement empirique, notamment biologique. L’épistémologie évolutionniste et l’éthique évolutionniste, vivement discutées aujourd’hui, montrent cependant une pénétration du darwinisme en philosophie théorique comme en philosophie pratique. Il est enfin à peine besoin de rappeler les interférences incessantes du darwinisme avec la religion pour achever de se convaincre du rôle qu’il a joué dans l’histoire moderne des mentalités.

C’est cependant sur le darwinisme théorique que se concentrera notre analyse. C’est là en effet qu’il faut chercher la racine du pouvoir heuristique (pour la science) et interrogateur (pour la société) des schèmes de pensée mis en place par Darwin. Celui-ci n’aimait pas le mot « évolution », et préférait désigner sa théorie comme « théorie de la descendance avec modification par la sélection naturelle ». Cette dénomination suggère une théorie à deux volets (un volet descriptif – le « patron de l’évolution », et un volet explicatif – la théorie de la sélection naturelle), bien que Darwin ait tout fait pour rendre les deux aspects indissociables.

La théorie de la « descendance avec modification » est résumée par Darwin dans la figure fameuse d’un arbre. Nous examinons les images alternatives que le naturaliste a envisagées, et les critiques majeures auxquelles le diagramme darwinien a donné lieu depuis 150 ans. Nous montrons ensuite que ce diagramme, communément donné comme représentant « le fait général de l’évolution », est en réalité motivé de part en part par la théorie explicative qui était celle de Darwin. Pour utiliser une terminologie contemporaine, ce diagramme visualise une théorie des « processus » autant et sans doute davantage qu’une théorie des « patrons » (patterns) évolutifs.

Nous portons ensuite notre attention sur le principe de sélection naturelle. Nous montrons que ce principe d’allure intuitivement simple, qui constitue l’un des rares exemples, et peut-être le seul, d’un énoncé de portée universelle illimitée dans les sciences biologiques, est aussi celui qui permet de comprendre pourquoi la biologie est une science historique.

La théorie complémentaire de la sélection sexuelle, souvent mentionnée comme une curiosité historique, aide à comprendre en quoi la théorie de la sélection portait en germe la récusation de tout dessein et de toute harmonie dans la nature, en dépit de l’importance conférée au concept d’adaptation. La théorie de la sélection sexuelle révèle en effet à l’état pur l’élément de compétition du processus naturel de sélection.

Le schématisme arborescent et la théorie darwinienne de la sélection vont l’un et l’autre dans le sens d’une vision intégralement historique et contingente, quoique réglée, de la nature vivante. Darwin a scellé la rupture entre les conceptions de l’histoire de la nature fondées sur un concept d’évolution comme préordination, et le concept moderne, qui ne se laisse aucunement caractériser comme un « développement ».

Voir la page de Jean Gayon sur le site de l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques.

Bulletin 2009 103 4

Esquisse d’une théorie de la religion (par Jean Baechler)

Conférence du 6 juin 2009 par Jean Baechler 

Jean Baechler
Jean Baechler

Une science des religions peut et doit choisir entre deux hypothèses, dont elle puisse déduire les propositions à tester sur les faits, de manière à conduire à des explications plausibles de ceux-ci. Selon l’hypothèse mondaine, dans ses variantes sociologiques ou psychologiques, la religion est un artefact culturel ou psychique, remplissant des fonctions profanes repérables, et les religions les traces laissées, dans la documentation historique, par l’imagination et l’ingéniosité humaines à en procurer les moyens. La thèse postule l’inanité et la vanité de ce dont le religieux, la religion et les religions se réclament unanimement, à savoir un ou des principes à statut extra- et suprahumain. L’hypothèse métaphysique est agnostique ; elle tient que la revendication religieuse peut être vraie ou fausse et que toute théorie prétendant à la vérité doit inclure ce dilemme indécidable, sans compromettre, pour autant, la vérifiabilité des propositions énoncées sur les phénomènes religieux.

L’adoption de l’hypothèse métaphysique impose à la science des religions de combiner en une démarche unifiée les trois points de vue de la philosophie, de la sociologie et de l’histoire. La philosophie est mobilisée par l’ancrage de l’hypothèse dans un syllogisme, portant que le contingent implique l’absolu et que celui-ci peut donner lieu à trois interprétations radicalement différentes. Selon l’une, l’Absolu est le Créateur de toutes les créatures. Selon une autre, Il est l’Émanateur dont émanent tous les émanats. Selon une dernière, l’absolu est l’ensemble potentiellement infini des devenants en Devenir perpétuel. La dernière interprétation est séculière, alors que les deux premières sont religieuses. De là, il devient possible de déduire les éléments psychiques et les composants sociaux indispensables au religieux, pour s’effectuer dans la réalité sous les apparences de la religion et des religions.

La philosophie en appelle alors à la sociologie, pour repérer, classer et interpréter les solutions, en termes d’actions, de cognitions et de factions, que les religions ont apportées aux problèmes posés par l’effectuation de la religion dans des contextes culturels variés. Le point de vue sociologique permet d’inclure dans la théorie l’hypothèse mondaine, en montrant que la religion et les religions sont éminemment parasitables au service des objectifs profanes les plus variés. La sociologie doit dès lors passer le relais théorique à l’histoire. Celle-ci s’attache à deux développements complémentaires. L’un se préoccupe de suivre et d’expliquer le cours suivi par une religion dans la réalité historique. L’autre cherche à vérifier, si, à l’échelle des millénaires et à travers des développements chaotiques, l’histoire religieuse de l’humanité ne trouverait pas un sens objectif dans l’émergence, la consolidation et l’imposition des deux religions ou des deux pôles religieux suggérés par la métaphysique, l’un transcendant et l’autre immanent.

Voir la notice bio-bibliographique de Jean Baechler, membre de l’Institut.

Bulletin 2009 103 3

Engagement, principes et institutions (par Emmanuel Picavet)

Conférence du 21 mars 2009 par Emmanuel Picavet

Les philosophes essaient depuis longtemps de cerner le sens de l’engagement, notamment de l’engagement à respecter des règles et des principes. Si les règles ou principes sont bien justifiés, l’action qui s’en réclame est elle-même soutenue par de bonnes raisons. Mais un problème bien connu se pose, dont les ramifications ont été explorées depuis l’Antiquité : ces bonnes raisons ne sont peut-être pas suffisantes pour contrebalancer d’autres raisons, qui ne tiennent pas au respect des règles et qui engagent à agir autrement.
L’engagement à agir d’après des règles enveloppe donc une difficulté centrale, que l’on peut être tenté de décrire en termes d’oubli des meilleures raisons (comme dans la dénonciation du  » fétichisme de la règle  » en philosophie morale). Cela présente l’inconvénient de faire bon marché des raisons qui permettent l’endossement des règles ; ces raisons peuvent être  » les meilleures « . Mais on peut décrire la même difficulté d’une manière plus précise, en évoquant l’articulation délicate entre des raisons étagées sur plusieurs niveaux (celles qui tiennent au règles elles-mêmes et celles qui tiennent aux circonstances, auxquelles il faut sans doute ajouter les raisons dites  » procédurales  » qui tiennent au respect pour la manière dont les règles ont été adoptées).
Le respect des règles, particulièrement lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre des principes auxquels on reconnaît une importance morale ou politique, ne se laisse pas aisément réduire à ce modèle simple de l’action intentionnelle : agir d’après les meilleures raisons disponibles, dans la perspective des buts que l’on se propose. C’est pourquoi l’engagement adossé à des règles ne semble pouvoir être intégré à une représentation d’ensemble de l’action rationnelle qu’au prix d’une rupture entre la rationalité pratique et l’orientation de l’action par les meilleures raisons liées à l’action. Mais faut-il consentir à cette rupture ?
Certaines raisons peuvent tenir à l’identité de l’agent sans pour autant relever des buts personnels de celui-ci. De telles raisons interviennent alors dans l’action, sans être pour autant les raisons  » de l’action « . C’est dans cette direction qu’Amartya Sen a proposé d’engager la réflexion, pour aboutir à une conception de la rationalité qui ménage une place aux questions d’identité. Philip Pettit a critiqué cette approche, parce qu’elle conduit à dissocier l’action intentionnelle de la réalisation des buts propres à l’agent lui-même.
Face à cette critique, il faut souligner que les raisons de l’action, abstraction faite des questions d’identité, ne sont pas facilement assimilables à la réunion  » instrumentale  » des moyens en vue de la réalisation de buts. Un tel modèle serait trop étroit pour prétendre éclairer la nature de l’action intentionnelle orientée par les meilleures raisons. J’essaierai de montrer que certaines raisons sont bien des raisons  » de l’action  » (pas seulement des raisons  » dans l’action « ) mais ne se laissent pas ramener aux seul choix des moyens d’atteindre un objectif personnel. Si cet argument est correct, cela signifie que l’on ne peut pas s’appuyer sur l’idée d’action rationnelle pour critiquer cette forme d’engagement à agir d’après des règles qui impliquerait, comme le suggère A. Sen, une mise à distance, par l’agent, de ses propres objectifs.
La défense du point de vue d’A. Sen n’oblige cependant pas à rapporter l’engagement à la seule dimension de l’  » identité « , qui conduit à privilégier les facteurs culturels ou les normes sociales et qui peut suggérer aussi, dans des contextes institutionnels, la figure d’une application mécanique des règles. L’engagement à agir d’après des règles peut aussi s’appuyer sur des considérations beaucoup plus proches des  » raisons de l’action  » telles qu’un agent peut les identifier, plus proches aussi des données de la réflexion critique sur les règles adéquates pour l’action.
Cette problématique a des caractéristiques communes avec celle qui se noue autour des rapports entre action individuelle et règles dans les contextes institutionnels. Dans ces contextes, la mise en œuvre des règles passe par des défis d’endossement, d’interprétation et de coordination que doivent relever les acteurs institutionnels. Ici encore, des considérations liées aux règles paraissent faire écran, à l’occasion, aux meilleures raisons telles que peuvent les apercevoir les personnes. Mais le rapport critique aux règles n’est pas pour autant suspendu, pas davantage que la liaison essentielle entre l’action et la règle.
Ces deux aspects contribuent à unifier les deux problématiques abordées au cours de cette conférence. Le rapprochement invite aussi à développer un pan de la théorie qui reste relativement ignoré : dans les contextes institutionnels, la mise en œuvre des principes est tributaire de rapports d’autorité (dont les bases sont procédurales) et d’opérations d’interprétation qui limitent sévèrement la pertinence du modèle de l’application mécanique des règles.

Emmanuel Picavet est maître de conférences à l’Université de Paris-I.

Bulletin 2009 103 1

La stratégie du Second Discours de Rousseau (par Hélène Bouchilloux)

Conférence du 17 janvier 2009 par Hélène Bouchilloux 

Hélène Bouchilloux
Hélène Bouchilloux

Comme on sait, le Second Discours – Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes – répond à une question posée par l’Académie de Dijon :  » Quelle est l’origine de l’inégalité parmi les hommes, et si elle est autorisée par la loi naturelle ? « .

Il n’est guère facile de déterminer quelle est la réponse de Rousseau. D’après le titre de son Discours, lequel mentionne la question de l’origine et la question des fondements, on peut penser qu’il répond parfaitement à une question qui comprend elle-même deux questions : la question de l’origine et la question de l’autorisation par la loi naturelle. Encore faudrait-il être sûr que la question rousseauiste de l’origine, qui n’est pas celle de l’origine réelle mais celle d’une origine hypothétique, et la question rousseauiste des fondements, qui n’est pas celle de l’autorisation par la loi naturelle mais celle d’une légitimité à multiples facettes, coïncident toutes deux avec les deux questions qui sont comprises dans la question initiale de l’Académie. Or rien n’est moins sûr.
Aussi tentera-t-on, dans un premier temps, de dégager la réponse que Rousseau formule – réponse complexe, voire retorse. En dépliant tous ses aspects, on verra que cette réponse est étroitement liée à la méthode qu’il revendique pour son propre discours: une méthode que lui-même compare à celle que les physiciens emploient dans leur discours sur la formation du monde. Aussi tentera-t-on, dans un deuxième temps, d’identifier ces physiciens (Buffon, Descartes), de décrire leur méthode et d’indiquer les avantages qu’elle procure. Restera à mettre en lumière, pour conclure, les répercussions qu’ont ces avantages dans la réponse que Rousseau apporte à la question posée par l’Académie de Dijon : concernant d’abord l’origine de l’inégalité institutionnelle, concernant ensuite le fondement de l’inégalité institutionnelle.
Le but de ce parcours sera de faire ressortir l’ambiguïté de la notion de droit divin, dans son double rapport au droit naturel, d’une part, au droit positif, d’autre part. Il s’agira d’expliquer comment Rousseau parvient à faire passer son lecteur d’une première affirmation (l’affirmation selon laquelle l’inégalité institutionnelle, qui est conforme au droit positif et au droit divin, est cependant contraire au droit naturel) à une seconde affirmation (l’affirmation selon laquelle l’inégalité institutionnelle n’est conforme au droit divin que lorsque le droit positif reproduit analogiquement le droit naturel).
Si l’interprétation qu’on propose est exacte, Rousseau ne vise à rien de moins, avec l’hypothèse de l’homme naturel, qu’à changer le sens du fondement divin de l’ordre social et politique.

Hélène Bouchilloux est professeur à l’université de Nancy 2.

Bulletin 2008 102 4