Résumés, Résumés Colloques

Demi-journée : la philosophie indienne

Demi-journée du 20 janvier 2007

Séance spéciale préparée par Lakshmi Kapani

Communications  de François Chenet, Michel Hulin et Lakshmi Kapani.

 

François Chenet
François Chenet

François Chenet, professeur de philosophie indienne à l’Unviversité de Paris-Sorbonne : La philosophie indienne : Que peut-elle nous enseigner ? 

Les philosophes occidentaux pour la plupart continuent encore, hélas ! de partager les allégations, héritées de Hegel, de Husserl et de Heidegger, selon lesquelles « la philosophie est née en Grèce, elle parla grec avant de parler latin, puis allemand, etc. », de sorte qu’il n’y aurait pas de philosophie en-dehors de la philosophie occidentale. C’est ainsi que l’ethnocentrisme inhérent au Logos occidental s’obstine à dénier à la philosophie indienne le statut et la dignité de philosophie. Au seuil du troisième millénaire, alors que la richesse et la complexité des autres cultures sont désormais avérées, y compris dans les domaines des savoirs théoriques et philosophiques, et que notre connaissance des grandes traditions asiatiques a considérablement progressé, la question demeure toujours pendante : Pourquoi la pensée de certaines traditions – la philosophie hébraïque et juive, et la philosophie arabo-musulmane – auraient-elles à présent droit de cité et de citation au sein de la Cité philosophique et dans l’élaboration de nos schémas de pensée, et pas celle de l’Inde ?
Or, il est désormais acquis, au terme de deux siècles de recherches savantes qui ont fait considérablement progressé notre connaissance des aires culturelles de l’Asie, et qui ont permis de souligner la cohérence et la complexité d’autres formes de pensée, qu’il y a bel et bien de la philosophie en Inde, et non pas seulement ou simplement des religions, des systèmes de mythes et de rites fondés sur la croyance, ou bien des sagesses, comme on s’est longtemps plu à le croire, même s’il est vrai que l’Inde a conçu de manière différente, du moins à l’origine, le projet philosophique lui-même. Est-il besoin de rappeler que la production intellectuelle de l’Inde couvre plusieurs millénaires, que son abondance et sa subtilité sont sans égales dans l’histoire humaine connue ?
Nul ne saurait contester que la philosophie indienne, par l’ampleur, l’ordonnance et l’originalité de ses spéculations, nous donne bel et bien à connaître des philosophies dignes de ce nom. À la question de savoir si lorsqu’on parle de « philosophie occidentale », le qualificatif « occidentale » n’est qu’un additif de pléonasme, il faut donc répondre par la négative : à l’encontre de ce qu’ont soutenu Hegel, Husserl et Heidegger, il y a bel et bien eu ailleurs qu’en Grèce une autre naissance de la philosophie.
L’Inde a fait preuve, dans les différents domaines de la pensée philosophique, esthétique, littéraire, comme aussi dans le domaine des modes d’organisation de la vie sociale et des diverses techniques de la civilisation matérielle, d’une originalité puissante, de sorte qu’il n’est pas une branche de la philosophie, de l’épistémologie ou un domaine des sciences humaines, telles que nous les concevons et telles qu’elles fleurissent de nos jours en Occident, qui puisse se dispenser d’étudier la manière dont l’Inde a abordé sa problématique.
Les philosophies de l’Inde représentent une des réalisations majeures de l’esprit humain : nul doute qu’elles ne rivalisent en aperçus pertinents avec la philosophie grecque et la philosophie occidentale tout entières. C’est dire l’intérêt des doctrines philosophiques qui sont nées sur la terre de l’Inde : il y a ailleurs que dans notre lignée des principes heuristiques qui enrichissent l’expérience humaine, et qui sont de nature, en nous aidant à considérer les « éternels problèmes » sous des angles nouveaux, à renouveler l’élucidation des questions dernières de la métaphysique classique – celles qui ont trait au moi, au monde et à Dieu.
Après avoir rappelé brièvement les principales étapes de l’histoire de la philosophie indienne, et après avoir dissipé quelques « idées fausses » (selon l’expression du philosophe indien Daya Krishna) qui ont encore cours à son sujet, on se propose de présenter certaines de ses contributions les plus originales eu égard à quelques grandes questions débattues telles que l’élucidation de la nature de la conscience et l’analyse du fonctionnement du psychisme, l’analyse du réel et l’ontologie, le statut dévolu à la rationalité en Inde, la notion d‘illusion cosmique (mæyæ) ou bien l’élucidation de l‘énigme de la destinée, selon la doctrine de la loi de l’acte et de son effet (karman) et la perspective de la transmigration (saµsæra).
En sorte qu’il n’est plus possible de continuer à cantonner la philosophie de l’Inde dans le statut marginal qui est le sien lors même qu’elle reste confinée dans le domaine de l’ »orientalisme » spécialisé – indianisme, sinologie, etc. – selon une configuration institutionnelle qui s’est mise en place au XIXe siècle dans un contexte historique et idéologique particulier. L’étude de la philosophie indienne n’a pas pour seule justification la curiosité archéologique des érudits ou le fait qu’elle déterre et mette au jour une idée qui pourrait intéresser les philosophes modernes ; sa meilleure justification réside dans le fait que la philosophie indienne fait partie nolens, volens de notre héritage, autrement dit, de l’héritage de toute l’humanité. Pour quiconque est tant soit peu féru de l’histoire de la pensée humaine, les trésors spéculatifs que recèlent les doctrines qui sont nées sur la terre de l’Inde font, à la vérité, partie intégrante de l’aventure humaine, pour peu qu’on veuille bien ressaisir cette dernière dans son unité concertante par delà la diversité historique des aires culturelles dispersées à travers l’espace et au long du temps. Rendre justice aux philosophies extra-européennes en général et à la philosophie indienne en particulier représente assurément un enjeu philosophiquement, mais surtout humainement crucial à l’heure de la mondialisation et de l’interpénétration toujours accrue des cultures.
Que notre pensée d’Occident, à s’ouvrir à l’ »Orient de la pensée », puisse s’enrichir d’un nouveau rapport, c’est là ce que laissent entrevoir ces propos de l’indianiste Max Müller (1823-1900 – L’Inde : Que peut-elle nous enseigner ?, Londres, 1883) :

S’il me fallait désigner, dans le monde entier, le pays le plus richement doté en richesse, en luxuriance et en beauté par la Nature – et qui en certains endroits est un véritable paradis – j’indiquerais l’Inde. Si l’on me demandait sous quel ciel l’esprit humain a le mieux développé certains de ses dons les plus précieux, a le plus approfondi les grands problèmes de l’existence et a trouvé de solutions dont quelques-unes méritent de retenir l’attention même de ceux qui ont étudié Platon et Kant, j’indiquerais l’Inde. Si je m’interrogeais pour savoir de quelle littérature nous autres, Européens, qui nous sommes nourris presque exclusivement de la pensée des Grecs et des Romains et d’un peuple sémitique, le peuple Juif, pouvons tirer l’élément correcteur dont nous avons besoin pour rendre notre vie intérieure plus parfaite, plus compréhensive, plus universelle, en fait plus vraiment humaine, c’est toujours l’Inde que je désignerais.

Michel Hulin
Michel Hulin

Michel Hulin, professeur émérite à l’Université de Paris-Sorbonne : La question de l’âtman ou du Soi. Un malentendu séculaire entre brahmanes et bouddhistes

La controverse sur l’âtman ou le Soi a constitué un axe majeur du développement de la pensée philosophique indienne en sa période la plus créatrice, au premier millénaire de l’ère chrétienne. Cependant, l’éloignement dans l’espace et dans le temps fait que ce phénomène demeure mal connu d’une Intelligentsia occidentale qui, trop souvent, confond allègrement bouddhisme et brahmanisme. D’ailleurs, mieux informée, elle butera sur le paradoxe lié à la présence même d’un tel débat. Bouddhisme et brahmanisme n’ont-ils pas beaucoup en commun : (refus total dans le bouddhisme, partiel dans le brahmanisme) de toute perspective théiste et créationniste) ; doctrine de la souffrance universelle en tant qu’expression d’une ignorance métaphysique originaire; croyance en la possibilité de surmonter la condition humaine ordinaire par les moyens de l’ascèse, du yoga et de la méditation, etc. ? D’où vient alors cette polémique aussi acharnée qu’interminable ? Pour tenter de répondre à cette question, on remontera d’abord aux origines lointaines du débat, soit quelques siècles avant notre ère, à l’époque des Upanishads et de la prédication du Bouddha, laquelle représente au début une simple dissidence à l’intérieur du brahmanisme. On y décèlera une première divergence subtile qui ira en s’élargissant à la faveur des débats scolastiques des époques ultérieures. Sans prétendre explorer tout le labyrinthe des discussions proprement philosophiques menées à l’âge classique, on s’efforcera de reconstituer la structure et d’examiner la portée des arguments échangés entre « personnalistes » et négateurs du Soi. A cette occasion, des rapprochements ponctuels avec certaines thématiques occidentales (Platon, Hume, Kant, Wittgenstein…) pourront être tentés. De tout cela il ressortira que si la controverse gagne en subtilité et en technicité au fil des âges, elle n’en reste pas moins, trop souvent, au stade du « dialogue de sourds ». D’où la necessité d’explorer en amont certains présupposés du débat, d’ordre socio-religieux ou socio-anthropologique, susceptibles d’expliquer son caractère d’impasse récurrente. Cependant, pour terminer sur une note moins « déprimante », on suggèrera que certaines au moins parmi les écoles brahmaniques (celles qui privilégient la perspective des « renonçants », au sens de L. Dumont) occupent, qu’elles le reconnaissent ou non, des positions doctrinales fort proches de celles des bouddhistes. Le thème commun aux uns et aux autres sera alors celui de l‘identification du sujet fini à la souffrance – au-delà de tout « pessimisme » psychologique ou existentiel – et de son possible auto-dépassement vers un absolu inexprimable.

 

Lakshmi Kapani
Lakshmi Kapani

Lakshmi Kapani, professeur de philosophie indienne et de philosophie comparée à l’Université de Paris-X Nanterre : Simone Weil et l’Inde 

Simone Weil (1909-1943), éminente figure de la philosophie française, s’est beaucoup intéressée à la pensée indienne (brahmanique et bouddhique) dans les dernières années de sa vie. René Daumal fut son maître en sanskrit et c’est grâce à lui que cette porte d’entrée vers une tradition culturelle si différente de la sienne lui fut ouverte. Au lieu d’éprouver un sentiment d’étrangeté, elle y trouva une affinité profonde avec ses propres idées et ses diverses préoccupations, qu’elles soient métaphysiques, mystiques, religieuses, éthiques, esthétiques. Militante et femme d’action, intellectuelle et métaphysicienne, ayant besoin de raison pour assurer sa foi, enfin mystique et travaillée par l’amour de Dieu, Simone Weil s’est sentie comblée par sa découverte des philosophies et des religions de l’Inde.
Du côté brahmanique et hindou, elle étudie notamment les UpaniÒad védiques (litt. « mise en correspondance » entre les éléments du microcosme et du macrocosme), dernière strate des textes du Veda ou de la Révélation (<ruti, litt. « audition ») contenant les grandes affirmations métaphysiques ouvrant sur la connaissance libératrice. Dès le printemps 1940, elle lit la Bhagavad-gîtæ (« Le chant du Bienheureux »), texte appartenant à la strate de la sm=ti (« mémoire », « souvenir », la Tradition). Ce poème didactique en 700 versets fait partie intégrante de la grande épopée hindoue : le Mahæbhærata. La Bh.-gîtæcontient l’enseignement hautement métaphysique et moral dispensé par K=Òßa sur le champ de bataille à Arjuna, fils de KÒatriya, déchiré entre la pitié et la nécessité de la guerre. S. Weil avait sans doute fortement ressenti une similitude entre la situation d’Arjuna et la sienne en 1940, d’où la remarque de S. Pétrement : « …le problème d’Arjuna était le sien. »
Du côté bouddhique, Simone Weil lit les textes du Grand Véhicule (Mahæyæna), en traduction, et, dans le prolongement de ce dernier, ceux du bouddhisme Zen (traductions de D.T. Suzuki).
Le commentaire personnel de Simone Weil sur ses vastes lectures indiennes est digne de retenir l’attention des indianistes. À ma connaissance, il n’existe pas aujourd’hui un ouvrage sérieux sur Simone Weil rassemblant et structurant la totalité des matériaux indiens, extrêmement riches et variés, éparpillés tout au long de son œuvre, notamment dans ses douze Cahiers. L’idée m’est ainsi venue de m’y consacrer et de concrétiser enfin ce qui était resté depuis des années à l’état de projet. Un tel travail me semble utile pour percevoir l’unité sous-jacente de ses réflexions sur les textes, les thèmes ou encore sur les notions indiennes, car Simone Weil, morte prématurément, n’a pas eu elle-même le temps nécessaire de décanter ses découvertes, de réviser ou de modifier son texte après relecture, ou encore de mettre de l’ordre dans ses idées. De toute façon, elle n’a pas voulu construire un système. Il a donc fallu chercher un dénominateur commun reliant toutes ses références à la pensée indienne. Je crois l’avoir trouvé et je me propose de vous le présenter.
Mon enquête portera sur les points suivants :
Quels sont les textes, les thèmes et les notions qui ont retenu plus particulièrement l’attention de Simone Weil. dans les UpaniÒadet dans la Bh.-gîtæ ?
Quelles sont les raisons de la sélection qu’elle opère ? Et pourquoi cette attirance ?
Quelle est son interprétation des notions cardinales des philosophies de l’Inde ?
Ensuite, je m’attarderai sur l’enjeu du comparatisme culturel, philosophique ou religieux. La démarche philosophique de Simone Weil étant spontanée, inachevée, et ses publications étant posthumes, il y a lieu d’intervenir avec beaucoup de doigté et de finesse au moment de présenter ses remarques critiques de philosophe indianiste afin de rectifier tel ou tel point de détail ici ou là. J’en suis consciente. À la recherche d’une vérité unique et universelle, il arrive à Simone Weil de dresser des parallèles hasardeux ou d’effectuer des rapprochements inédits, parfois audacieux, entre une notion indienne et une notion provenant d’une aire culturelle, philosophique ou religieuse, tout à fait différente, mais en gommant les nuances. Elle superpose et surimpose des données disparates pour trouver des liens (parfois inexistants). Or, me semble-t-il, la bonne méthode ou la règle judicieuse que nous devrions suivre en matière de comparatisme, c’est bien de rechercher les différences plutôt que de voir le tout dans le tout. Pour ma démonstration, je prendrai appui sur quelques textes de Simone Weil afin de voir si ses rapprochements sont pertinents ou non. Il faut savoir qu’à cette époque, l’indianisme comparatif était encore à ses débuts et que Simone Weil. n’avait pas la possibilité de faire mieux. Son effort est déjà tout à fait méritoire.
Bilan et Conclusions. J’ai relevé des accords ou des convergences notables, mais aussi des désaccords ou des divergences entre le projet philosophique et religieux propre à Simone Weil et le projet des penseurs indiens. Les divergences que j’ai relevées m’ont permis de constater certaines des spécificités de la pensée indienne par rapport à la pensée gréco-européenne et à la tradition judéo-chrétienne. Grâce à ces divergences, de nouvelles pistes de recherches s’ouvrent devant les yeux. Philosophe et indianiste, je me pose alors la question suivante, grâce à Simone Weil d’ailleurs : pourquoi ne trouve-t-on pas telle ou telle idée dans les textes de l’Inde ?
C’est avant tout pour moi une occasion de saluer le génie de Simone Weil et d’exprimer mon admiration pour l’authenticité de ses intuitions.

Bulletin 2007 101 1