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L’endurance de l’homme, par Jean-François Balaudé
La réflexion que je propose sur l’endurance humaine se situe au croisement de plusieurs perspectives.
La première procède de travaux récents de paléoanthropologues. Dennis Bramble et Daniel Lieberman ont les premiers mis en évidence1 qu’un facteur décisif d’évolution de l’homo a tenu, à partir de la station debout de l’homo erectus, et d’une série d’adaptations musculo-squelettiques et métaboliques (glandes sudoripares), à sa capacité à développer, d’une façon qui n’avait pas d’équivalent chez les animaux terrestres, l’aptitude à la course d’endurance longue. Il est ce faisant devenu un prédateur d’un genre nouveau, développant une chasse dite à l’épuisement, et cette pratique a conduit, en un processus étalé sur plusieurs centaines de milliers d’années, à des évolutions physiologiques et intellectuelles décisives.
La deuxième s’appuie sur l’observation de pratiques contemporaines doublée d’expériences personnelles. Sans sous-estimer les problèmes de santé publique que constituent des modes de vie très sédentaires caractéristiques de certains milieux sociaux en particulier, l’on peut avancer que les pratiques d’activité physique et sportive tendent à se développer, au-delà du simple souci de l’hygiène de vie et de l’entretien physique. Un certain engouement de masse pour les pratiques sportives apparaît en effet désormais comme une donnée anthropologique contemporaine remarquable. Depuis les années 70, c’est un mouvement continu de développement des sports d’extérieur et des pratiques d’endurance que l’on peut observer, dans des formes très diverses : cyclisme, course à pied, randonnées, trails, raids… Ces tout derniers temps, ce sont même des formats extrêmes (ultra-marathon, ultratrail…) qui sont apparus, donnant naissance à une multitude d’épreuves de très grande difficulté rassemblant à chaque fois des milliers de participants.
Ces activités sont peut-être socialement déterminées, mais leur développement, dans presque tous les milieux, leur persistance et l’engouement qu’elles suscitent, se laissent difficilement expliquer par le simple supposé culte de la performance.
L’interprétation de ces pratiques que j’ai eu l’occasion d’esquisser dans un article paru en 20082 conduit à soutenir que des formes d’expérience individuelle sans équivalent s’y éprouvent, comportant une véritable dimension spirituelle. Peut-être un besoin physiologique essentiel affleure-t-il ici, peut-être des formes cruciales de connaissance, de soi, du monde, s’y révèlent-elles également.
Je voudrais dans cette perspective avancer l’hypothèse que le concept d’endurance est crucial pour tenter de cerner à la fois ce besoin, cette expérience et ce qui constitue en définitive notre humanité. Indurare signifie en latin impérial endurcir son corps ou son esprit, et en latin classique durcir, au même titre que durare. Mais le même durare signifie aussi avoir une durée, durer (cf. dudum, et dum). Les deux sens de durare, durer, durcir, se sont trouvés en latin étroitement liés dès le départ.
Endurer marque en somme une capacité à soutenir un effort, à résister à une souffrance, dans une durée tenue, voulue : je suppose qu’il ne peut y avoir proprement d’endurance sans une conscience de la durée qui sous-tend cette capacité, et rend possible son déploiement.
La capacité d’endurer serait ainsi étroitement liée à cette « continuité de la vie intérieure » dont parle Bergson, et qui selon lui distingue à jamais l’homme de l’animal.
Dans et par l’endurance serait né l’homme. Par sa capacité à endurer, aussi bien aux plans physique que psychologique et moral, l’homme manifeste son humanité, et en déroule indéfiniment les potentialités.
Jean-François Balaudé est professeur à l’Université Paris-Nanterre, dont il assure actuellement la présidence.
Voir sa page web sur le site de l’université.
Notes
1 L’article fondateur est : « Endurance running and the evolution of Homo » Nature, 2004, p. 345-352.
2 « Haute intensité. Une approche philosophique du cyclosport », in D. Moreau et P. Taranto (dir.), Activité physique et exercices spirituels. Essais de philosophie du sport, Vrin, 2008, p. 147-167.