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Avoir des droits : pourquoi, comment, lesquels ? (par Jean-François Kervégan)

Conférence du 9 avril 2016 par Jean-François Kervégan.

Suspendons la croyance qui est la nôtre quant au fait que les individus et certains groupes humains (peut-être aussi d’autres êtres ou entités) ont des droits ; au demeurant, un rapide examen historique montre que la conviction que les hommes ont ou doivent avoir des droits (dont la liste ne se réduit d’ailleurs pas forcément aux ‘droits de l’homme’) est assez récente. Demandons-nous donc s’il y a des raisons fortes qui, indépendamment de nos certitudes ‘humanistes’, nous contraignent d’admettre que les hommes ont des droits. Et pour cela, d’abord, que signifie exactement avoir un droit ? Depuis le travail fondateur de Hohfeld (1913), on sait que la notion de ‘droit subjectif’ (c’est l’expression utilisée dans les langues savantes autres que l’anglais pour pallier l’absence d’une distinction lexicale entre right et law) tacitement mobilisée lorsque nous affirmons que  » x a le droit de faire (ou de recevoir) y  » recouvre des relations différentes ; on s’en aperçoit, c’est l’apport de Hohfeld, en recherchant, dans les différents cas où on parle d’un droit, ce que sont son corrélat et son contraire. Bilan de cet examen : le noyau dur des droits subjectifs correspond à la notion de droit opposable (claim-right), d’un droit qu’on peut revendiquer contre une personne ou un groupe assignables. Mais il en existe d’autres types (trois, selon Hohfeld : les ‘libertés’, les ‘pouvoirs’ et les ‘immunités’) dont la structure et les usages sont différents. Mais l’expression ‘avoir un droit’ demande elle-même à être clarifiée. On s’en aperçoit en posant une question comme  » les femmes avaient-elles le droit de vote en 1900  » ? Manifestement, on peut y répondre par oui ou par non selon ce qu’on entend par avoir un droit. Si on est un tenant du positivisme juridique, on répondra que non, puisque la loi électorale alors en vigueur ne conférait pas ce droit aux femmes. Mais on peut à l’inverse considérer que les femmes avaient néanmoins un droit moral à être des citoyennes, sans en avoir encore le droit juridique. Ce qui conduit à la vaste et épineuse question du statut des ‘droits moraux’, à l’égard desquels j’ai (comme tous ceux qui se réclament à un degré ou à un autre du positivisme juridique) une position plutôt réservée. Il convient donc de s’interroger, par exemple avec Joel Feinberg ou Ronald Dworkin, sur l’existence et la nature de moral rights distincts de et éventuellement supérieurs aux legal rights. Si on se demande maintenant : pourquoi, après tout, faut-il que nous ayons des droits ?, une réponse simple et forte est suggérée par Hegel (Encycl § 486, PPD § 155 et 261) : s’il n’y a pas de droits, il ne peut y avoir de devoirs ou d’obligations. A vrai dire, cette réponse n’est pleinement pertinente que dans le cas des claim-rights, qui ont effectivement pour corrélats des obligations définies de la part de personnes définies. Mais elle indique la direction vers laquelle doit se diriger un traitement philosophique de la question : il faut que nous ayons des droits car seul le titulaire de droits est susceptible d’avoir des obligations (en admettant le théorème selon lequel une société ne peut ‘fonctionner’ que si ses membres se soumettent ou sont soumis à certaines obligations). Deux arguments, d’ordre différent, peuvent être avancés à l’appui de cette affirmation ; l’un est d’ordre historico-sociologique, l’autre d’ordre strictement philosophique. Le premier argument s’inspire de Niklas Luhmann, qui tire parti du constat banal suivant lequel les droits subjectifs sont une idée moderne. Les sociétés traditionnelles mettaient en œuvre des relations symétriques mais verticales, fondées sur laréciprocité ; au contraire, les systèmes sociaux modernes, toujours plus différenciés, sont fondés sur la complémentaritéd’individus engagés dans des relations asymétriques mais égalitaires. C’est cette asymétrie qui rend nécessaire  » l’institution paradoxale  » que sont les droits subjectifs (y compris sous la forme fantasmée de droits  » naturels « ) : en effet, comme l’avait déjà noté Weber, ils permettent une régulation abstraite et formalisée du fonctionnement de structures sociales complexes. Le 2e argument s’inspire, sans en épouser les conclusions, d’analyses de Feinberg. Imaginons une société dans laquelle les individus auraient des obligations (par ex. envers un supérieur, un souverain) mais pas de droits (ceux-ci étant, par souci de simplification, identifiés à la seule espèce des claim-rights au sens de Hohfeld). Dans une telle société, par exemple, un employé modèle, quel que soit son mérite, n’aurait aucun droit à percevoir une récompense (prime, promotion…), et si cela se faisait, ce serait de la part de son employeur une pure et simple libéralité. Le problème est qu’une telle société de ‘sans droits’ ne serait pas viable ; ou plutôt, elle ne le serait qu’à condition de supposer de la part de ses membres une vertu sans limites… Dit autrement : les droits – tous les droits, et pas seulement les libertés fondamentales, les droits de la  » première génération  » – sont ce qui permet de ne pas supposer tous les hommes vertueux : ils sont, comme la société elle-même, le produit de nos vices… Paradoxalement, c’est depuis que nous avons cessé de croire au  » rêve du droit naturel  » qu’il nous est devenu nécessaire de penser les acteurs sociaux comme des titulaires de droits, et de droits dont la liste n’est arrêtée par nulle autorité. Les droits sont des institutions sans lesquelles une société complexe ne saurait exister. Du même coup, le champ des réponses à la deuxième et à la troisième question se restreint. Comment avons-nous des droits ? Par le biais d’opérations que l’ontologie sociale (au sens défini par Searle) décrit comme des ‘déclarations de statut’ (status function declarations) et qui participent de la  » construction de la réalité sociale « . Quels droits avons-nous ? Ceux que définit le droit positif et ceux sans lesquels la possession des droits que m’attribue le droit positif serait impensable. On rejoint ici la thématique du droit d’avoir des droits esquissée par Kant, formulée par Arendt et subtilement mise en œuvre par Herbert Hart dans son article séminal  » Existe-t-il des droits naturels ? « .

Références

  • H. Arendt, Les origines du totalitarisme, partie II : L’impérialisme :  » Les embarras suscités par les droits de l’homme « , Gallimard (‘Quarto’), 2002, p. 591 sq.
  • R. Dworkin, Prendre les droits au sérieux, PUF, 1995.
  • J. Feinberg,  » The nature and value of rights « , Journal of Value Inquiry, 4-4 (1970).
  • J. Feinberg,  » In defense of moral rights  » (1991), in Feinberg, Problems at the roots of law, Oxford UP, 2003.
  • H. L. A.Hart,  » Existe-t-il des droits naturels ?  » (1955), in Klesis 21 (2011), en ligne.
  • W. N. Hohfeld, Fundamental legal conceptions as applied in judicial reasoning (1913-1919), Yale UP, 1964.
  • N. Luhmann,  » De la fonction des droits subjectifs’, Trivium 3 (2009), trivium.revues.org/3265
  • J. Searle, La construction de la réalité sociale, Gallimard, 1998.
  • J. Searle, Making the social world, Oxford UP, 2011, chap. 8.

Jean-François Kervégan est professeur à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, consulter ses pages web sur academia.edu, et sur le site de l’équipe de recherche Nosophi.

Conférence publiée, Bulletin 2015 109 4