Résumés

« Alienation. An attempt to clarify a difficult term » (« L’aliénation. Essai de clarification d’un concept problématique »), par Axel Honneth (répondant : Jean-François Kervégan).

« Alienation. An attempt to clarify a difficult term » (« L’aliénation. Essai de clarification d’un concept problématique »)

conférence par Axel Honneth, Columbia University (New York) ; professeur émérite à la Goethe-Universität (Francfort) 

répondant : Jean-François Kervégan (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)

Samedi 25 mai 2024

Il est bien connu que le concept d’aliénation est si problématique et chargé de présuppositions que la première question qui se pose est de savoir s’il convient pour désigner quoi que ce soit. Quelles circonstances de la vie sociale apparaissent d’une nature telle qu’aucun autre terme sinon celui d’« aliénation » ne serait propre à les décrire de manière adéquate ou plausible ?

Dans cette conférence, je me propose d’examiner les ressources et implications du langage ordinaire, afin de déterminer quand et dans quelles conditions nous pouvons utiliser le terme « aliénation » de manière pleinement significative. Les résultats de cette enquête peuvent être résumés comme suit : l’« aliénation » est un devenir-autre-que-soi-même, qui se produit pour une personne ou un groupe de personnes du point de vue d’observateurs participants, lesquels se rendent compte que les premiers sont empêchés soit par des événements historiques dans leur vie, soit par des contraintes institutionnelles, de réaliser une pratique qui est pour eux constituante, de telle manière que son objectif appelle l’accord sous la condition d’une compréhension bien rodée.

Quoique cette définition du terme soit, par nécessité, très condensée, elle articule les caractéristiques de l’« aliénation » qui sont apparues comme particulièrement importantes au cours de ma discussion. (1) Il s’agit d’un événement de régime passif, et d’une expérience qui ne résulte pas de l’intention de qui que ce soit. (2) Il y a lieu de distinguer deux formes d’aliénation individuelle et collective, selon que cette aliénation est due à des contraintes psychiques internes ou à des contraintes institutionnelles externes. (3) L’aliénation consiste en l’incapacité d’une personne ou d’un groupe de personnes à mettre en œuvre une pratique constituante, porteuse de la définition d’une identité, de telle manière qu’elle semble exiger du point de vue du participant un accord sur son objectif – ce qui nous oblige, nous, observateurs, à adopter une sorte de point de vue aristotélicien en rapport avec certaines pratiques constatives.

Cependant, la prudence s’impose ici, car tout comportement typique d’une personne ou d’un groupe, que nous estimons s’écarter de la forme d’exécution que nous présupposons à titre téléologique, ne doit pas automatiquement être considéré comme indicatif d’une aliénation individuelle ou collective ; il y a suffisamment d’autres raisons de n’être pas en mesure d’appliquer un comportement qui nous semble téléologiquement approprié, pour conclure que toutes les déviations de cette sorte ne doivent pas être tenues pour indiquant l’existence d’une aliénation.

Deux conditions doivent être ajoutées à titre de mise en garde.

Premièrement, il faut que la personne ou le groupe de personnes dont il s’agit aient la volonté de conserver la capacité de faire ce qu’elles ne peuvent plus faire en raison de leur aliénation présumée, sans quoi elles ne seraient pas devenues aliénées à l’égard d’« elles-mêmes » : en effet, si la personne ne voulait plus faire ce qu’elle n’est plus capable de faire, il ne serait pas possible de dire qu’elle subit une aliénation par rapport à « elle-même », dès lors que ce « soi » aurait également changé au fil du temps, selon la nouvelle compréhension de soi adoptée.

La deuxième condition est presque triviale, mais il faut la mentionner de manière explicite par souci d’exhaustivité : avant qu’on puisse parler d’« aliénation », selon nos vues aristotéliciennes, une personne ou un groupe de personnes que nous considérons comme aliénées par rapport à une forme de relation ou à une activité pour eux constituante et essentielle doit d’abord avoir acquis les normes de comportement qui y sont inhérentes.

En résumé, mon exposé vise à défendre le point de vue selon lequel notre usage de la notion d’aliénation est intrinsèquement lié à des prémisses aristotéliciennes s’agissant du telos interne de certaines activités ou relations humaines.

« Dans les traces de Husserl : la phénoménologie face aux idéalités », par Dominique Pradelle (répondant : Bruno Leclercq).

« Dans les traces de Husserl : la phénoménologie face aux idéalités »

conférence par Dominique Pradelle (Faculté des Lettres, Sorbonne Université)

répondant : Bruno Leclerq (Université de Liège)

Samedi 16 mars 2024

Les objets idéaux dont traitent les mathématiques semblent doués d’une validité omnitemporelle (pour tout temps possible) et omnisubjective (pour quiconque). Et pourtant, loin d’être accessibles de toute éternité à tout sujet pensant, ils font leur apparition à une époque déterminée de l’histoire : 0, 1 et les nombres négatifs n’étaient pas des nombres pour les Grecs anciens, le continu arithmétique n’avait pas d’existence avant Dedekind, tout en étant préfiguré par la théorie euclidienne des grandeurs et exigé par le calcul infinitésimal. Comment concilier ces deux constats de départ ? Faut-il privilégier le premier et admettre la thèse réaliste forte selon laquelle les idéalités mathématiques jouissent d’un être en soi, indépendant de tout sujet pensant comme de tout temporalité ? Ou privilégier le second et admettre la thèse idéaliste selon laquelle elles sont au contraire engendrées par les actes de pensée d’un sujet pensant ? Ce dernier doit-il être alors conçu comme étant situé dans l’histoire, ou bien comme surplombant les diverses époques en une sorte d’ubiquité transhistorique ?
Nous tenterons de déployer ce problème et d’élaborer une réponse cohérente en mettant à profit les ressources de la conceptualité husserlienne, tout en mettant à l’épreuve ses thèses fondamentales. Nous partirons donc du concept de constitution transcendantale pour l’appliquer aux objets mathématiques et soumettre à l’examen la thèse de l’idéalisme transcendantal. Les objets mathématiques jouissent-ils d’une valeur paradigmatique et ont-ils le statut d’objets exemplaires en phénoménologie transcendantale ? Ensuite, quel est leur statut ontologique : s’agit-il d’objets transparents au regard et épuisés par leur définition, ou ont-ils, comme les choses extérieures, une structure d’horizon – et de quel type ? Enfin, la méthode d’analyse des strates de sens permet-elle de trancher nettement entre idéalisme et réalisme, ou doit-elle faire place à un éventail pluriel de thèses ontologiques ?

« Quelques formulations antiques du “sentiment de soi” » par Frédérique Ildefonse (répondante : Létitia Mouze)

« Quelques formulations antiques du “sentiment de soi” »

conférence par Frédérique Ildefonse (CNRS, Laboratoire d’Anthropologie Sociale)

répondante : Létitia Mouze (Université Toulouse – Jean Jaurès)

Samedi 20 janvier 2024

Quelles formulations trouvons-nous dans l’Antiquité grecque de ce que nous appelons « sentiment de soi » ? Sans prétendre à l’exhaustivité, l’exposé conduira d’Homère aux stoïciens.
En premier lieu, chez Homère puis chez Platon, ce qui s’impose est le multiple dans l’âme : c’est la considération de ce multiple qui permet de comprendre le dialogue avec le θυμός chez Homère, et l’importance chez Platon de la différence normative entre harmonie et dysharmonie. L’unité qui n’est pas immédiate ne peut être assurée que par un agencement qui assure l’harmonie, alors régi chez Platon par l’intellect qui est en nous une part divine. L’idée d’une hospitalité psychique, qui vaut pour l’intellect conçu comme δαίμων, apparaît bien distincte de ce qu’enveloppe un sentiment de soi.
On s’intéressera ensuite à certains aspects de l’oeuvre d’Aristote. Que peut signifier cet énoncé qu’Aristote formule au détour de l’analyse de l’action, sans s’y arrêter ni le développer, selon lequel on ne saurait s’ignorer soi-même ? On s’attachera également au célèbre passage de l’Éthique à Nicomaque (IX, 9) que Jacques Brunschwig avait qualifié de « texte aristotélicien le plus directement pertinent, concernant la notion de conscience ».
À partir de cette autre formule d’Aristote, d’après laquelle « on est en quelque sorte semblable à soi-même », on cherchera à comprendre les ressorts du changement qui s’opère d’un tel énoncé à la problématisation stoïcienne de l’οἰκείωσις. Celle-ci a pour cadre une enquête sur le vivant, sa constitution et l’organisation de ses parties. Elle permet de rendre compte de la circulation des informations sensibles au sein du vivant, laquelle requiert la reconnaissance d’une certaine tension. Plutôt que d’une sensation, il faut parler d’un sentiment – d’une sensation augmentée d’un lien affectif au proche. Si marquées que soient les distinctions stoïciennes en morale, on sort ainsi de la domination exercée sur la réflexion par la distinction normative entre l’homme bon et l’homme mauvais.

Pascal, lectures nouvelles. Avec Hélène Bouchilloux, Vincent Carraud, Alberto Frigo, Sophie Roux, Laurent Thirouin

Séance du samedi 18 novembre 2023

PASCAL, LECTURES NOUVELLES

Pour contribuer aux célébrations du quatrième centenaire de la naissance de Blaise Pascal (1623-1662), la Société française de philosophie a demandé à cinq collègues spécialistes de l’œuvre une brève communication sur des textes à leurs yeux trop peu fréquentés ou appelant de nouveaux éclairages.

Sophie Roux (ENS)

Des expériences cruciales :  à propos des traités De l’équilibre des liqueurs

et De la pesanteur de la masse de l’air

 Pascal écrit dans sa Conclusion des deux précédents traités (éd. Mesnard, t. II, p. 1100-1101), à propos de l’expérience du Puy-de-Dôme : « Cette expérience ayant découvert que l’eau s’élève dans les pompes à des hauteurs toutes différentes, suivant la variété des lieux et des temps, et qu’elle est toujours proportionnée à la pesanteur de l’air, elle acheva de donner la connaissance parfaite de ces effets ; elle termina tous les doutes ; elle montra quelle en est la véritable cause ; elle fit voir que l’horreur du vide ne l’est pas ; et enfin elle fournit toutes les lumières qu’on peut désirer sur ce sujet. »  Pourquoi Pascal est-il certain d’avoir trouvé la véritable cause de l’élévation de la hauteur de l’eau dans les pompes ? Telle sera notre question directrice.

Alberto Frigo (Università degli Studi di Milano)

« Un peu de chaque chose et rien du tout, à la française » : Montaigne, Pascal et l’honnête homme

Parmi les textes des Pensées souvent délaissés par les commentateurs, il y a un riche dossier consacré à l’idéal de l’honnête homme. Il s’agit des fragments les plus anciens du recueil qui témoignent, comme l’écrit Emmanuel Martineau, d’un « débat pensant avec la politesse mondaine », c’est-à-dire avec les théoriciens de l’honnêteté avec qui Pascal se lie d’amitié vers 1652-1653. Or, cette reprise du discours sur l’honnêteté s’alimente d’une lecture attentive et d’une interprétation originale des textes de Montaigne qui fondent la doctrine de l’honnêteté. Et, il se peut même que ce soit précisément en se penchant sur les pages de Montaigne théoricien de l’honnête homme que Pascal trouve les instruments pour critiquer la doctrine de l’honnêteté et développer certains de ses concepts les plus originaux.

Laurent Thirouin (Université Lyon 2)

Les trois ordres en leur lieu (fr. S 339, L 308)

La pensée Sel. 339, sur les trois ordres, est un des textes les plus connus de Pascal, et les plus souvent invoqués dans la critique – au point que cet argument tient un peu aujourd’hui du couteau suisse, sollicité pour régler toutes les difficultés de la philosophie pascalienne et apporter précisément un peu d’ordre dans cette œuvre disparate. Un élément essentiel est souvent négligé : le lieu (la liasse) où l’auteur a jugé bon de placer cette pensée. Car Pascal a lui-même imposé des contextes à ses rédactions fragmentaires. Sans invalider bien sûr tous les commentaires sur l’anthropologie des trois ordres, la prise en compte de la liasse suggère un horizon de sens dont il faut tenir compte. Un examen un peu technique, mais non sans conséquence intellectuelle, des corrections et ajouts présents dans le manuscrit, permettra de définir plus exactement les catégories utilisées dans ce fragment capital.

 Vincent Carraud (Sorbonne Université)

« Un excellentissime auteur de ce temps… » ? (Lettre d’Étienne Pascal au père Noël, avril 1648)

 La présente note a pour objet de compléter l’annotation due à Jean Mesnard du t. II de son édition des OC de Pascal (note 1, p. 592) en identifiant non seulement l’« excellentissime auteur de ce temps » qui a fait « une très belle » antithèse, mais aussi le « grand saint [qui] a dit : In apostolis multum erat pleni, quia multum erat vacui » dans la Lettre de M. Pascal le père ­– mais aussi peut-être Blaise ? – au Révérend Père Noël d’avril 1648 : « la question est pourtant d’importance, disait l’érudit éditeur, si l’on veut définir avec précision le goût littéraire de la famille Pascal et le genre de lectures qu’elle appréciait ».

Hélène Bouchilloux (Université de Lorraine)

Penser … mais à quoi ? (fr. L 520, S 513)

La théorie pascalienne de la pensée est complexe, et souvent rapprochée sans précaution suffisante de la théorie cartésienne de la pensée. L’étude du fragment Lafuma 620/Ferreyrolles-Sellier 513 sera l’occasion de vérifier les écarts entre les deux philosophes, mais aussi et surtout de clarifier la double assertion selon laquelle la pensée fait la grandeur de l’homme, et cette grandeur n’est elle-même grande qu’à penser comme il faut. Restera à élucider le sens de cette dernière affirmation dès lors qu’à la notion de pensée doit être connectée la notion de divertissement.

« L’acrasie : irrationalité ou immoralité ? » par L. Jaffro et « Acrasie inverse et rationalité diachronique » par M. Betzler

Sur l’acrasie – deux conférences du 18 mars 2023 par M. Betzler et L. Jaffro

I. Laurent Jaffro (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) : « L’acrasie : irrationalité ou immoralité ? »

Dans le débat sur l’acrasie, on entend par « jugement du meilleur », ou « meilleur jugement », un jugement personnel selon lequel, tout bien considéré, il est meilleur d’agir ainsi qu’autrement. Comment est-il possible qu’une personne agisse intentionnellement contre son meilleur jugement alors qu’elle croit être libre de le suivre et que rien ne l’en empêche ? Tel est le problème théorique de l’acrasie, dans la formulation que Donald Davidson a fixée. Il existe aussi un problème pratique de l’acrasie, celui de ses remèdes : comment éviter d’agir contre son meilleur jugement, en particulier si on est chroniquement disposé à agir ainsi ? Je considère seulement le problème théorique.

Dès les premières formulations de Platon dans le Protagoras, avant qu’Aristote ne lui donne son nom, il est clair que l’acrasie constitue un problème de rationalité pratique. Le « meilleur que… » est un « apparemment meilleur que… » et n’a pas de sens spécialement moral. Davidson, qui veillait à en donner les exemples les plus triviaux et les moins moraux possible, s’intéressait à la question parce qu’elle est un défi pour une théorie de la rationalité subjective : une telle conduite est irrationnelle dans la mesure où elle s’écarte du jugement tout bien considéré de l’agent. Cette irrationalité met à mal des principes qui sont inégalement partagés par les philosophes : la théorie causale de l’action, qui implique, comme le dit Davidson, que les raisons les plus fortes sont aussi les causes les plus fortes ; ou le principe, plus consensuel, selon lequel on désire et on agit sub specie boni, ici sous l’apparence du meilleur.

Pourtant, la tentation est forte de moraliser le problème de l’acrasie, de trois manières. D’abord, des principes moraux de l’agent peuvent être trahis dans son action. Ensuite, il semble assez naturel de penser que l’acrasie est particulièrement fâcheuse lorsque l’action acratique est moralement blâmable, de la même façon que la procrastination est d’autant plus préoccupante que l’action différée est importante. Enfin, une disposition chronique à agir contre son meilleur jugement pointe dans la direction d’un manque de contrôle de soi qui ressemble à un vice.

Je discute ces trois manières de moraliser le problème théorique de l’acrasie et conduis une enquête sceptique sur les conditions de possibilité d’une immoralité interne à l’acrasie.

II. Monika Betzler (Ludwig-Maximilians-Universität, Munich) : « Acrasie inverse et rationalité diachronique »

On emploie l’expression « acrasie inverse » pour décrire certains cas où un agent agit à l’encontre de son « meilleur jugement » en raison d’une émotion. Cette acrasie est dite inverse du fait qu’agir selon cette émotion semble être en fin de compte ce qu’il fallait faire, ce qu’il y avait de plus raisonnable ou de plus rationnel à faire. Cependant, parce que l’agent a agi contre son meilleur jugement tout en continuant d’y adhérer, son action reste bel et bien acratique.

Les cas d’acrasie inverse représentent un défi philosophique : comment peut-il être juste, raisonnable ou rationnel d’agir d’une façon qui va à l’encontre de son meilleur jugement, et que l’agent lui-même considère comme mauvaise ou erronée au moment d’agir ? Ou bien, pour le dire autrement, comment cela pourrait-il ne pas être raisonnable, rationnel ou juste, alors que l’action que l’agent a accomplie en raison de son émotion semble effectivement être la meilleure conduite qu’il pouvait adopter ?

Pour illustrer ce cas de figure, je reprends l’exemple d’Huckleberry Finn, le personnage de Mark Twain, qui écoute son cœur malgré son meilleur jugement : il ne livre pas aux autorités l’esclave en fuite qu’est son compagnon Jim.

Tout d’abord, je précise les conditions à remplir pour qu’on puisse considérer qu’une action suscitée par une émotion contrevenant à notre jugement est à la fois acratique et rationnelle : (i) l’action menée doit être intentionnelle ; et (ii) l’émotion en question, qui conduit à l’action, doit être suffisamment liée à l’agent pour que l’action ne se présente pas comme un cas de chance rationnelle.

Je montre ensuite que ni la conception standard, selon laquelle l’acrasie est un paradigme d’irrationalité, ni certaines propositions récentes, qui tentent de décrire les cas d’acrasie inverse comme rationnels, ne satisfont pleinement ces conditions.

Ce qu’il est rationnel de faire dans les situations où nous éprouvons des émotions contraires à notre jugement, c’est de réexaminer ce jugement, puis de le réviser ou de le réaffirmer à la lumière de nos émotions. Il s’ensuit que les cas d’acrasie inverse en tant que tels ne peuvent être qualifiés de rationnels. En revanche, de tels cas soulignent que lorsque nous éprouvons des émotions contraires à notre jugement, nous avons des raisons de réexaminer notre meilleur jugement afin de maintenir l’« enkrasia » sur la durée. Même si les cas d’acrasie inverse sont irrationnels sur le plan synchronique, ils nous enseignent à rester rationnels sur le plan diachronique.

 

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« Anthropologie et philosophie : comment symétriser des ontologies ? » par P. Descola (répondant B. Karsenti)

« Anthropologie et philosophie : comment symétriser des ontologies ? »

conférence du 21 janvier 2023 par Philippe Descola (Collège de France)

Répondant : Bruno Karsenti (EHESS)

 

Plus que dans d’autres traditions nationales, l’anthropologie française s’est développée dans le sillage de la philosophie, non pas de façon ancillaire, mais comme une tentative de prendre en charge des problèmes que la philosophie a longtemps ignorés ou dédaignés. Les anthropologues français et européens se sont engagés dans cette voie depuis un peu plus d’un siècle en s’efforçant de symétriser des modes de pensée et des constructions intellectuelles radicalement étrangères à la philosophie occidentale avec les problèmes et les entités caractéristiques de sa métaphysique.
Trois démarches ont principalement été employées pour ce faire : la généralisation de la valeur opératoire d’un concept local (mana, tabou…) dès lors invité à rejoindre l’outillage intellectuel du patrimoine philosophique ; la systématisation d’une pensée autochtone promue, implicitement ou explicitement, en contre-modèle de la philosophie européenne ; enfin l’intégration d’une grande diversité de formes de pensée locales – dont la métaphysique occidentale – au sein d’une combinatoire structurale où elles sont traitées comme des variantes les unes des autres.
Si aucun de ces efforts de symétrisation n’est pleinement satisfaisant pour des raisons que l’on examinera, chacun d’entre eux implique des types de bifurcation différents à partir des circonstances ethnographiques, toujours particulières, vers des formes de généralisation anthropologique, bifurcations qui font appel à des ressources conceptuelles caractéristiques de l’exercice philosophique : l’induction et la déduction. La dernière partie de la conférence sera consacrée à l’examen de l’usage de ces deux méthodes dans l’anthropologie contemporaine et à une explicitation de la manière dont nous avons déployé la combinaison entre induction et déduction dans le modèle transformationnel proposé dans Par-delà nature et culture (2005).

« Amitié et psychagogie: les formes de la philia dans le Phèdre de Platon » par Dimitri El Murr (répondante Létitia Mouze)

« Amitié et psychagogie: les formes de la philia dans le Phèdre de Platon »
par Dimitri El Murr (professeur à l’École normale supérieure).
Répondante : Létitia Mouze (Université Toulouse Jean-Jaurès).

Conférence du samedi 19 novembre 2022

Il est à première vue paradoxal de s’interroger sur la fonction et les formes de l’amitié (philia) dans le Phèdre, dialogue tout entier consacré à l’amour (érōs). Je suggère pourtant que le Phèdre, davantage même que le Lysis, recèle des enseignements décisifs sur le traitement platonicien de l’amitié et son approche spécifiquement humaine (par opposition à l’approche physico-cosmologique que l’on trouve à l’œuvre, par exemple, dans le Timée). L’un des enseignements à tirer du Phèdre est qu’en dépit du contexte général du dialogue qui pose la question de l’amitié dans le cadre des relations homoérotiques, Platon, non moins qu’Aristote, distingue des formes, ou types, d’amitié et établit entre elles une hiérarchie au regard de l’excellence (aretē).

Pour s’en convaincre, il faut commencer par lire le discours (l’erōtikos) de Lysias (Phdr., 231a-234c) non comme un document sans intérêt philosophique, mais comme le lieu où Platon expose une conception de la philia qu’il rejette avec force et contre laquelle il va opposer un modèle alternatif de relation amicale. Dans le discours de Lysias, la philia est en effet radicalement distinguée de l’erōs : conçue comme une relation contractuelle, elle apparaît comme étant seule à même de promouvoir les intérêts de l’aimé tout en garantissant à l’amant sans amour les gains d’une relation sexuelle apaisée et rationnelle. Le premier discours de Socrate, en réponse à celui de Lysias, montre que ce contrat est un marché de dupe et que la prétention de l’amant sans amour à réaliser le bien de l’aimé est une façade derrière laquelle l’amant cache son désir de satisfaction sexuelle qui fait de l’aimé un instrument de réplétion et non un être aimé pour lui-même. La palinodie inverse ensuite radicalement la perspective et, tout en distinguant à son tour la philia de l’erōs, montre que la première ne peut être envisagée sans le second : ce n’est donc pas la suppression de l’erōs qui rend possible une philia authentique mais sa redirection vers les objets d’amour véritable et sa sublimation au-delà du cycle infini du désir corporel et du manque, cycle qui, pour Platon, caractérise l’appétit.

Ainsi, relire certaines parties du Phèdre à la lumière de la question des formes de l’amitié nous conduira à nuancer considérablement certaines idées bien établies, notamment celle qui voit dans l’éthique platonicienne l’expression d’un « cold-hearted egoism » (pour reprendre l’expression de Gregory Vlastos), faisant d’autrui un simple instrument dans la recherche individuelle du bonheur. Au fond, il s’agit de réévaluer la place de l’amitié dans l’éthique de Platon, en la comparant et non plus en la mesurant à celle éminente que lui octroie l’éthique d’Aristote, mais il s’agit également de nuancer la division des tâches classiquement admise dans l’histoire de l’éthique ancienne, qui fait de Platon un philosophe exclusivement préoccupé par l’erōs et d’Aristote le premier philosophe à avoir inscrit la philia au cœur de notre vie morale.

« Retour sur l’universalisme : autour du travail de Francis Wolff »

« Retour sur l’universalisme : autour du travail de Francis Wolff »
demi-journée d’étude du 18 juin 2022

Par l’intitulé « Retour sur l’universalisme : autour du travail de Francis Wolff », la Société française de philosophie inscrit ce moment de réflexion au sein de recherches et de travaux qu’elle a menés ou accueillis récemment1 ; elle entend aussi faire signe vers l’œuvre de Francis Wolff.

« Dire le monde et plaider pour l’universel » : la formule par laquelle F. Wolff résume son programme philosophique2 peut se lire en équivalence : dire le monde, c’est-à-dire plaider pour l’universel. Selon l’auteur, constituer un monde hors de moi et constituer un monde commun procèdent d’un même noyau : la forme prédicative initiale donne sa forme au monde et d’un même geste engage le rapport entre des consciences réflexives.

À partir de « la raison dialogique comme différence anthropologique »3, les grands champs de l’universel – réflexion sur les procédures de la connaissance, quête d’une éthique, construction d’une esthétique – se déploient en un mouvement d’« aspiration à l’achèvement de l’interlocution » nourri par l’histoire de la philosophie, et constituent un humanisme.

La demi-journée d’étude, en présence de Francis Wolff, propose une discussion de quelques-uns de ces thèmes centraux dans son travail. André Comte-Sponville et Alain Policar, auteurs d’ouvrages récents, y sont invités d’honneur.

1 – Notamment le n° 2009/1 de la Revue de métaphysique et de morale et la conférence « L’universel en langues » donnée par S. Bachir Diagne en mai 2021.

2 – Francis Wolff, Le monde à la première personne. Entretiens avec André Comte-Sponville, Paris : Fayard, 2021, p. 368.

3 – Postface à Alain Policar, Le Monde selon Francis Wolff, Paris : Garnier, 2021, p. 119.

***

Programme des interventions

  • Denis Kambouchner : Allocution d’ouverture.

  • Catherine Kintzler : Présentation.

 

  • Nassim El Kabli (INSPÉ, Douai) : L’anthropodicée de Francis Wolff : au nom d’un humanisme universel.

  • Élise Marrou (Sorbonne Université ; SFP) : La figure de l’homme, en creux et en plein.

  • Étienne Bimbenet (Bordeaux-Montaigne) : Retour sur le langage prédicatif.

     

  • Anne Baudart (SFP) : Le « problème de Socrate » et les choix de Francis Wolff.

  • Alain Policar (IEP, Cevipof) : Universalisme moral et naturalisme. Les faits moraux en question.

 

  • Répondant : André Comte-Sponville.

  • En présence et avec la participation de Francis Wolff.

« La vieille querelle entre philosophie et poésie » (par Charles Larmore, répondant Vincent Descombes)

« La vieille querelle entre philosophie et poésie »,

conférence du 21 mai 2022 par Charles Larmore (Brown University, Providence, Rhode Island)

répondant : Vincent Descombes (EHESS)

 

Platon, on le sait, a parlé d’une « vieille querelle entre la philosophie et la poésie » (Rép. 607b). En réalité, la Grèce ancienne n’a pas connu, avant Platon, de dispute concernant la supériorité relative de la philosophie et de la poésie. Platon l’a inventée pour légitimer son abandon de la poésie en faveur de ce qu’il appelait « philosophie », et qui serait, à l’instar de la géométrie, une forme de savoir systématique de son objet – en l’occurrence, du rapport fondamental entre l’esprit et le monde. La poésie, par contre, ne s’intéresse aucunement, dit-il, à la vérité des choses mais seulement à l’impression qu’elles font sur nous. La querelle, telle qu’il nous l’a léguée, tourne ainsi autour de l’opposition entre la recherche d’explications des phénomènes et l’inclination à se fier à ses impressions. On va pourtant montrer que la poésie ne se réduit pas à un simple divertissement, mais qu’elle vise, elle aussi, la connaissance, quoique d’une nature bien différente.

Charles Larmore

Parfois, un poème peut nous faire ressentir des vérités que notre propre conception du monde – ou (comme chez Lucrèce) la philosophie du poète lui-même – est incapable de reconnaître. Mais ce n’est pas parce que la poésie s’attache à communiquer des vérités. C’est parce qu’elle cherche plutôt à évoquer des expériences. Car l’évocation d’expériences peut avoir pour effet secondaire, même involontaire, de suggérer des vérités jusque-là insoupçonnées. Il reste pourtant qu’une meilleure philosophie est toujours à même de rectifier l’erreur. Aussi certains poètes philosophes (Hölderlin, Y. Bonnefoy) ont-ils eu tort de croire que la poésie seule, non la philosophie ou d’ailleurs le savoir systématique, est en mesure de nous dévoiler des vérités fondamentales de la condition humaine.

Il existe néanmoins quelque chose que la poésie seule, non la philosophie, peut accomplir. En général, il faut distinguer entre connaissance de vérités et connaissance de choses. Or, le genre de connaissance que vise la poésie, à la différence de la philosophie, est de ce dernier type. C’est justement la connaissance d’expériences, c’est-à-dire de l’effet que cela fait de faire ceci ou d’être cela. Ainsi, la vieille querelle entre philosophie et poésie repose sur un malentendu. Car connaissance de vérités et conn

Vincent Descombes

aissance d’expériences ne sont pas en concurrence. La poésie cherche à exprimer des expériences de manière puissante et mémorable, ce qui ne relève pas de la compétence de la philosophie. Cela explique le souci particulier du langage, de rythme et de tournures, qui est caractéristique de la poésie.

« L’origine de l’apparaître. Pour une cosmologie phénoménologique » (par Renaud Barbaras, répondant Camille Riquier)

« L’origine de l’apparaître. Pour une cosmologie phénoménologique »

conférence du 19 mars 2022 par Renaud Barbaras, professeur, université Paris-I Sorbonne

Répondant : Camille Riquier, Institut catholique de Paris

A. Baudart, D. Kambouchner, R. Barbaras, C. Riquier

Dès les Ideen I, Husserl pose avec lucidité le problème qui est au cœur de toute démarche phénoménologique : « D’un côté la conscience doit être l’absolu au sein duquel se constitue tout être transcendant et donc finalement le monde psycho-physique dans sa totalité ; et d’autre part la conscience doit être un événement réel (reales) et subordonné à l’intérieur de ce monde. Comment concilier les deux choses ? » (Idées directrices…, p. 178). Formulé ainsi, le problème paraît sans solution : comment la conscience peut-elle être à la fois condition de l’apparaître du monde et chose du monde, constituante et constituée ?

Renaud Barbaras

Plutôt que d’opter pour l’un des termes de l’alternative, un idéalisme transcendantal ou un réalisme empirique, il faut se demander à quelles conditions cette situation est pensable. Il s’agit donc de transformer le problème en solution et d’affirmer que le propre du sujet est à la fois et indistinctement d’appartenir au monde et de le faire paraître, de vivre le monde dans la mesure exacte où il vit en lui, de telle sorte que l’appartenance n’est plus un obstacle à la phénoménalisation mais sa condition même. Mais alors, si l’appartenance du sujet signifie sa parenté ontologique avec le monde, force est de conclure que ce dernier est le sujet véritable de la phénoménalité. Ce n’est pas moi qui fais paraître le monde mais celui-ci qui paraît en moi, qui se phénoménalise à travers moi ; le sujet n’est plus la source mais le simple destinataire de la phénoménalité.

Camille Riquier

En ce point, le problème phénoménologique devient un problème cosmologique puisqu’il requiert de penser l’être du monde de telle sorte qu’il puisse être la source de la phénoménalité, l’origine même de l’apparaître. La question que nous nous proposons de traiter est donc double :

1. À quelles conditions l’insertion du sujet dans le monde est-elle conciliable avec l’apparition de ce monde ?

2. Dès lors, comment penser le monde de telle sorte que sa présence dans l’étant signifie nécessairement sa présence à l’étant ?

Retour sur le galiléisme philosophique et son héritage (par Claude Imbert, répondant Jocelyn Benoist)

Conférence du 22 janvier 2022,

par Mme Claude Imbert (professeur émérite, ENS) :
« Retour sur le galiléisme philosophique et son héritage : questions pour aujourd’hui »

Répondant : Jocelyn Benoist (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)

Cette communication aura deux parties.

La première reviendra sur l’âge classique, entendu dans les limites larges que lui a données Michel Foucault, en incluant Les Lumières. L’analyse d’un fragment connu de Galilée introduira au galiléisme philosophique, c’est-à-dire à la référence à Galilée telle qu’elle fut élaborée diversement par Descartes, Pascal et Kant. En résultèrent trois paradigmes de jugement, trois choix quant à l’approche philosophique du réel et de son énonciation. Cette diversification sera illustrée par trois diagrammes, ceux-là même auxquels ces philosophes eurent recours. On rappellera comment ces trois manières de configurer le rationalisme y associèrent une morale.

La deuxième partie rappellera l’héritage controversé du galiléisme philosophique, mais aussi son développement au-delà de ses premières motivations. Le but est d’ouvrir un point de vue comparatif sur un autre épisode – qui n’est pas achevé. On évoquera le défi que l’énonciation scientifique a posé, au seuil du XXe siècle, à l’écriture conceptuelle, à sa demande de réel et à sa déontologie. Ici, Cavaillès et ce qu’il tint pour un enrichissement, et Merleau-Ponty qui l’a suivi plus qu’on ne le dit, seront nos points d’appui. En confirmant la division naguère proposée entre phénoménologies et langues formulaires, on se propose d’en donner les raisons aujourd’hui claires. Elles ont décidé de quelques choix philosophiques irrémissibles mis à l’épreuve dans les dernières décennies.

Voir la page de Claude Imbert sur le site de l’ENS.

 

 

Les vérités de Θ 10 : remarques sur un chapitre célèbre de la Métaphysique (par Marwan Rashed, répondante Annick Jaulin)

Conférence du 20 novembre 2021

« Les vérités de Θ 10 : remarques sur un chapitre célèbre de la Métaphysique »
par Marwan Rashed, Sorbonne Université
Répondante : Annick Jaulin, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Marwan Rashed, Denis Kambouchner, Annick Jaulin

Dans les études sur la théorie aristotélicienne de la vérité, le chapitre Θ 10 de la Métaphysique occupe une position aussi centrale que problématique. S’en réclament autant les philosophes de tradition analytique que les auteurs les plus continentaux, Heidegger en tête, qui a consacré à ce texte un commentaire détaillé. Cette étonnante fécondité historiographique témoigne assurément de la profondeur des enjeux de Θ 10. Mais le texte est difficile et l’on peut se demander si ses utilisations modernes ne sont pas autant de rétroprojections, sur un locus éminemment desperatus, de décisions philosophiques trop optimistes.

Marwan Rashed

Notre objectif sera donc, dans un premier temps, philologique : nous présenterons une édition du texte, fondée sur la prise en compte de la tradition textuelle de la Métaphysique. Une brève description sera donnée des témoins byzantins principaux, de leurs rapports de parenté et de la façon dont la traduction arabe ancienne, du IXe siècle, permet de mieux comprendre la tradition grecque. Une fois cette tâche préalable accomplie – elle ne l’a été par aucun des cinq éditeurs de la Métaphysique (Bekker, Bonitz, von Christ, Ross, Jaeger) – nous serons mieux armés pour comprendre la lettre de Θ 10. Celle-ci, toutefois, commencera par se présenter sous une forme qui accroîtra nos perplexités : loin de permettre de trancher le débat entre lecture « analytique » et « continentale », le chapitre Θ 10 tel qu’on pouvait le lire à la fin de l’Antiquité fournit des arguments à chacune.

Cette constatation nous invitera à prolonger l’entreprise ecdotique dans une direction plus générale, prenant en compte la constitution du chapitre dans son ensemble. Nous argumenterons en faveur de la thèse suivante : Θ 10 résulte de la conflagration de deux traitements aristotéliciens distincts, corrélés mais hétérogènes, de la vérité. Nous nous interrogerons sur leur signification intrinsèque et, bien entendu, sur les raisons

Annick Jaulin

de leur juxtaposition à la fin du livre Θ.

Spinoza et Descartes : sur la seconde partie des Principia philosophiæ cartesianæ (par Frédéric de Buzon, répondant : André Charrak)

Conférence du 16 octobre 2021

« Spinoza et Descartes : sur la seconde partie des Principia philosophiæ cartesianæ  »

par Frédéric de Buzon, professeur émérite, Université de Strasbourg
Répondant : André Charrak (Paris 1 Panthéon-Sorbonne)

F. de Buzon – D. Kambouchner – A. Charrak

La rédaction du premier traité publié par Spinoza, et le seul qu’il ait donné sous son nom, avait initialement pour objet de présenter les résultats de la partie de physique générale des Principia philosophiæ de Descartes en leur donnant une forme géométrique, suivant le modèle euclidien. Dans cette forme que Descartes n’avait pas cru devoir retenir, Spinoza expose les thèses cartésiennes en en modifiant l’ordre, en supprimant certains éléments et en en ajoutant d’autres. Sur les points importants, le propos ne soutient pas de thèses très différentes des propositions originales. Mais, par exemple, tout l’ensemble des propositions qui fait suite à l’énoncé des règles du choc est profondément remanié.

Parmi les passages ajoutés ou fortement remaniés figure le long scolie de la proposition 6, qui vaut transition entre les propositions

Frédéric de Buzon

portant sur l’essence de la matière et celles qui concernent la théorie du mouvement. Ce scolie comporte une réfutation totalement inédite de thèses prêtées, sans doute un peu abusivement, à Zénon d’Elée contre la réalité du mouvement. La portée de cette réfutation, tout à fait absente du texte de Descartes, est pourtant elle-même problématique. S’agit-il de prouver (démonstrativement et non ostensivement) la réalité du mouvement ? Ou bien d’affirmer ce qui est le moyen terme de cette réfutation : la continuité du temps ? Et, dans ce cas comme dans l’autre, Spinoza se servirait-il de cet argument pour réfuter la conception cartésienne du temps ?

Nous chercherons à montrer que la conception spinozienne sur ce point ne s’oppose pas à celle de Descartes, mais vise à l’expliciter. L’idée d’un atomisme temporel cartésien, soutenue par de nombreux commentateurs depuis Wahl et Viguier, est, comme on le sait par les travaux de Laporte et de Beyssade, une thèse interprétative contestable. Rien sous la plume de Spinoza ne témoigne que la pensée cartésienne soit ainsi interprétée, et moins encore visée ou critiquée. Bien au contraire, en conclusion des deux réfutations originales qu’il propose, Spinoza renvoie son lecteur aux textes cartésiens traitant de l’Achille. L’argumentation spinozienne met en œuvre, à propos des rapports entre les quantités de matière et les vitesses de déplacement, un raisonnement qui n’est explicite chez Descartes que dans les dimensions spatiales. Il revient ainsi à Spinoza de rendre explicite la dimension temporelle du problème.

Il s’agit ainsi de conclure sur Descartes, Spinoza et la divisibilité du temps ; puis de montrer que le travail spinozien revient pour l’essentiel à donner aux thèses cartésiennes l’allure de propositions réciproques, et, partant, à en montrer le caractère réellement systématique. Une ouverture vers l’Éthique, notamment à propos de la doctrine du conatus (PPC2P17 et 3Def.3), sera évoquée en fin d’analyse.

Bulletin 2021 115 2.

André Charrak

 

 

 

 

L’universel en langues (par Souleymane Bachir Diagne)

Conférence du 22 mai 2021

L’universel en langues,
par Souleymane Bachir Diagne, professeur, Columbia University New York,
directeur Institute of African Studies  – conférence initialement programmée le 20 mars 2020

En visioconférence depuis New York

Je soutiendrai la thèse que l’universel parle en langues et qu’il s’identifie au (multi)latéralisme. Pour cela, j’examinerai l’actuelle querelle de ce que l’on appelle le postcolonial dont l’enjeu est justement la question de l’universel. Transformer la querelle en discussion « philosophique » cela veut dire d’abord clarifier les termes qui entrent dans le débat. Je partirai donc d’une définition du monde (et du moment) postcolonial comme celui du pluriel irréductible des langues et des cultures toutes équivalentes, et qui n’a donc pas de centre. Je présenterai alors la réponse, que je dirai « conservatrice », à cet état de choses, qui consiste à penser qu’un tel monde risque alors de perdre l’universel comme on perd le Nord. Que « l’esprit de Bandung » (du nom de la conférence des décolonisations de 1955), tournant le dos à « l’esprit absolu », est pur et simple refus de l’universel par des revendications particularistes. Contre cette réponse, je soutiendrai celle qui dit, au contraire, que « l’esprit de Bandung » est aujourd’hui la promesse d’un « universel vraiment universel » (Immanuel Wallerstein). En rappelant tout d’abord que les auteurs classiques qui ont défini notre moment postcolonial l’ont fait en déclarant que l’universel devait être repensé, et non pas ignoré. Qu’Aimé Césaire ou Léopold Sédar Senghor, par exemple, ont compris la tâche de notre temps comme celle d’édification de « la civilisation de l’universel ». Je montrerai que le concept que l’on doit à Maurice Merleau-Ponty, que je n’hésiterai pas alors à considérer comme un auteur « postcolonial » de ce point de vue, celui d’universel latéral, indique la nature de la tâche, celle de forger ensemble un universel qui parle en langues, qui est donc (multi)latéral. Car c’est celui qui advient dans la rencontre en traduction de parties situées sur un même plan et qui négocient, argumentent, s’entendent, ne se comprennent pas, s’accordent… Avec la visée d’un commun, vers une « civilisation nouvelle, plus civilisée, parce que plus totale et sociale. » (Senghor)

Bulletin 2021 115 1

D’un sensible l’autre. Sur la signification métaphysique des sensibles (par Jocelyn Benoist)

Conférence du 20 mars 2021 par Jocelyn Benoist (professeur université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)

D’un sensible l’autre. Sur la signification métaphysique des sensibles

On partira d’une représentation qui, sous diverses formes, a dominé une part importante de la philosophie du XXe siècle : celle de « la fin des arrière-mondes ». On essaiera de comprendre comment la récession du désir d’évasion en direction de quelque chose qui serait désigné comme suprasensible n’a pas reconduit la philosophie contemporaine, tant s’en faut, vers une prise en compte du sensible comme tel. La philosophie contemporaine, dans l’ensemble, certes, ne raisonne plus en termes d’opposition entre un sensible et un suprasensible et ne se donne plus comme tâche prioritaire le passage de l’un à l’autre, mais on peut avoir l’impression que, en perdant le sens du suprasensible, elle a perdu celui du sensible aussi.
Pour essayer d’en comprendre les raisons, on reviendra sur la fameuse fable nietzschéenne du Crépuscule des idoles et on proposera diverses interprétations de la fin du « platonisme » que, apparemment, il faudrait diagnostiquer à sa lumière. On discutera si cette fin, ainsi que ceux qui l’ont thématisée ont pu parfois le croire, doit être interprétée comme un retournement ou comme un renversement, ou bien si ce motif n’offre pas d’autres possibilités : si sortir du platonisme ne consiste pas en autre chose que le renverser.
La représentation d’une telle sortie n’est cependant possible que si l’on parvient à la juste appréhension de ce dont on serait censé sortir ou être déjà sorti. On rouvrira donc la question de la constitution platonisante du rapport métaphysique au sensible – ce qui conduira aussi bien à faire réentendre l’ambiguïté et la tension inhérentes à la notion de métaphysique, quelque peu étouffées aujourd’hui. Plutôt que d’y voir une pure et simple occultation du sensible, on y reconnaîtra une façon de prendre en charge la réalité du sensible et, en fait, l’invention même de ce sensible comme tel. On mettra en lumière, à cet égard, un double mouvement : comment la métaphorisation métaphysique du sensible est indissociable de sa constitution en genre unifié par le moyen d’une synecdoque. À partir de là, on pourra réfléchir sur les différentes façons dont le sensible, plutôt que de voir sa réalité s’effacer avec la métaphore métaphysique qui l’avait produit au profit d’une « métaphysique sans métaphore », ce rêve constitutif de la philosophie moderne, peut aujourd’hui être remis en jeu dans sa diversité, en déplaçant les leviers mêmes actionnés par le platonisme pour le constituer.