« Alienation. An attempt to clarify a difficult term » (« L’aliénation. Essai de clarification d’un concept problématique »)
conférence par Axel Honneth, Columbia University (New York) ; professeur émérite à la Goethe-Universität (Francfort)
répondant : Jean-François Kervégan (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
Samedi 25 mai 2024
Il est bien connu que le concept d’aliénation est si problématique et chargé de présuppositions que la première question qui se pose est de savoir s’il convient pour désigner quoi que ce soit. Quelles circonstances de la vie sociale apparaissent d’une nature telle qu’aucun autre terme sinon celui d’« aliénation » ne serait propre à les décrire de manière adéquate ou plausible ?
Dans cette conférence, je me propose d’examiner les ressources et implications du langage ordinaire, afin de déterminer quand et dans quelles conditions nous pouvons utiliser le terme « aliénation » de manière pleinement significative. Les résultats de cette enquête peuvent être résumés comme suit : l’« aliénation » est un devenir-autre-que-soi-même, qui se produit pour une personne ou un groupe de personnes du point de vue d’observateurs participants, lesquels se rendent compte que les premiers sont empêchés soit par des événements historiques dans leur vie, soit par des contraintes institutionnelles, de réaliser une pratique qui est pour eux constituante, de telle manière que son objectif appelle l’accord sous la condition d’une compréhension bien rodée.
Quoique cette définition du terme soit, par nécessité, très condensée, elle articule les caractéristiques de l’« aliénation » qui sont apparues comme particulièrement importantes au cours de ma discussion. (1) Il s’agit d’un événement de régime passif, et d’une expérience qui ne résulte pas de l’intention de qui que ce soit. (2) Il y a lieu de distinguer deux formes d’aliénation individuelle et collective, selon que cette aliénation est due à des contraintes psychiques internes ou à des contraintes institutionnelles externes. (3) L’aliénation consiste en l’incapacité d’une personne ou d’un groupe de personnes à mettre en œuvre une pratique constituante, porteuse de la définition d’une identité, de telle manière qu’elle semble exiger du point de vue du participant un accord sur son objectif – ce qui nous oblige, nous, observateurs, à adopter une sorte de point de vue aristotélicien en rapport avec certaines pratiques constatives.
Cependant, la prudence s’impose ici, car tout comportement typique d’une personne ou d’un groupe, que nous estimons s’écarter de la forme d’exécution que nous présupposons à titre téléologique, ne doit pas automatiquement être considéré comme indicatif d’une aliénation individuelle ou collective ; il y a suffisamment d’autres raisons de n’être pas en mesure d’appliquer un comportement qui nous semble téléologiquement approprié, pour conclure que toutes les déviations de cette sorte ne doivent pas être tenues pour indiquant l’existence d’une aliénation.
Deux conditions doivent être ajoutées à titre de mise en garde.
Premièrement, il faut que la personne ou le groupe de personnes dont il s’agit aient la volonté de conserver la capacité de faire ce qu’elles ne peuvent plus faire en raison de leur aliénation présumée, sans quoi elles ne seraient pas devenues aliénées à l’égard d’« elles-mêmes » : en effet, si la personne ne voulait plus faire ce qu’elle n’est plus capable de faire, il ne serait pas possible de dire qu’elle subit une aliénation par rapport à « elle-même », dès lors que ce « soi » aurait également changé au fil du temps, selon la nouvelle compréhension de soi adoptée.
La deuxième condition est presque triviale, mais il faut la mentionner de manière explicite par souci d’exhaustivité : avant qu’on puisse parler d’« aliénation », selon nos vues aristotéliciennes, une personne ou un groupe de personnes que nous considérons comme aliénées par rapport à une forme de relation ou à une activité pour eux constituante et essentielle doit d’abord avoir acquis les normes de comportement qui y sont inhérentes.
En résumé, mon exposé vise à défendre le point de vue selon lequel notre usage de la notion d’aliénation est intrinsèquement lié à des prémisses aristotéliciennes s’agissant du telos interne de certaines activités ou relations humaines.