« Amitié et psychagogie: les formes de la philia dans le Phèdre de Platon » par Dimitri El Murr (répondante Létitia Mouze)
« Amitié et psychagogie: les formes de la philia dans le Phèdre de Platon »
par Dimitri El Murr (professeur à l’École normale supérieure).
Répondante : Létitia Mouze (Université Toulouse Jean-Jaurès).
Conférence du samedi 19 novembre 2022
Il est à première vue paradoxal de s’interroger sur la fonction et les formes de l’amitié (philia) dans le Phèdre, dialogue tout entier consacré à l’amour (érōs). Je suggère pourtant que le Phèdre, davantage même que le Lysis, recèle des enseignements décisifs sur le traitement platonicien de l’amitié et son approche spécifiquement humaine (par opposition à l’approche physico-cosmologique que l’on trouve à l’œuvre, par exemple, dans le Timée). L’un des enseignements à tirer du Phèdre est qu’en dépit du contexte général du dialogue qui pose la question de l’amitié dans le cadre des relations homoérotiques, Platon, non moins qu’Aristote, distingue des formes, ou types, d’amitié et établit entre elles une hiérarchie au regard de l’excellence (aretē).
Pour s’en convaincre, il faut commencer par lire le discours (l’erōtikos) de Lysias (Phdr., 231a-234c) non comme un document sans intérêt philosophique, mais comme le lieu où Platon expose une conception de la philia qu’il rejette avec force et contre laquelle il va opposer un modèle alternatif de relation amicale. Dans le discours de Lysias, la philia est en effet radicalement distinguée de l’erōs : conçue comme une relation contractuelle, elle apparaît comme étant seule à même de promouvoir les intérêts de l’aimé tout en garantissant à l’amant sans amour les gains d’une relation sexuelle apaisée et rationnelle. Le premier discours de Socrate, en réponse à celui de Lysias, montre que ce contrat est un marché de dupe et que la prétention de l’amant sans amour à réaliser le bien de l’aimé est une façade derrière laquelle l’amant cache son désir de satisfaction sexuelle qui fait de l’aimé un instrument de réplétion et non un être aimé pour lui-même. La palinodie inverse ensuite radicalement la perspective et, tout en distinguant à son tour la philia de l’erōs, montre que la première ne peut être envisagée sans le second : ce n’est donc pas la suppression de l’erōs qui rend possible une philia authentique mais sa redirection vers les objets d’amour véritable et sa sublimation au-delà du cycle infini du désir corporel et du manque, cycle qui, pour Platon, caractérise l’appétit.
Ainsi, relire certaines parties du Phèdre à la lumière de la question des formes de l’amitié nous conduira à nuancer considérablement certaines idées bien établies, notamment celle qui voit dans l’éthique platonicienne l’expression d’un « cold-hearted egoism » (pour reprendre l’expression de Gregory Vlastos), faisant d’autrui un simple instrument dans la recherche individuelle du bonheur. Au fond, il s’agit de réévaluer la place de l’amitié dans l’éthique de Platon, en la comparant et non plus en la mesurant à celle éminente que lui octroie l’éthique d’Aristote, mais il s’agit également de nuancer la division des tâches classiquement admise dans l’histoire de l’éthique ancienne, qui fait de Platon un philosophe exclusivement préoccupé par l’erōs et d’Aristote le premier philosophe à avoir inscrit la philia au cœur de notre vie morale.