A la mémoire de Gérard Jorland, par Anne Baudart
Gérard Jorland, notre trésorier et notre ami, est décédé le 22 août 2018. Anne Baudart a lu le texte suivant lors des obsèques au crématorium du cimetière du Père Lachaise à Paris le 28 août. A l’issue de la cérémonie, elle a écrit un second texte, dédié à la mère de Gérard, Diane Jorland – c’est avec une grande émotion que nous le mettons aussi en ligne, en remerciant Diane Jorland de nous y autoriser.
Gérard Jorland
Au nom de la Société française de philosophie (SFP), de son président en exercice, Didier Deleule, de son président d’honneur, Bernard Bourgeois, des membres de son Bureau, présents aujourd’hui ou de cœur avec nous, des philosophes composant notre institution nationale, nous voudrions, Gérard, te rendre l’hommage qui convient.
L’annonce de ton décès brutal, en cette fin d’août, dans un Paris inhabituel, a fait sur nous l’effet d’un séisme dans l’ordre de l’amitié qui nous unit à toi.
Trésorier en titre de la Société française de philosophie en 2014, après avoir exercé, sous la présidence de Didier Deleule, les fonctions de trésorier adjoint aux côtés d’Emmanuel Picavet, tu remplissais ces fonctions avec efficacité, justesse, célérité et, j’ajouterais, jovialité. Tu n’avais rien du financier empesé, jaloux de ses prérogatives, et semblais même te jouer, avec une aisance légère, des chiffres, fichiers et courriers techniques et complexes, ce qui aurait pu nous rendre comme jaloux !
Apprécié professionnellement de nous tous, qui nous reposions avec confiance sur toi, tu savais, de plus, insuffler à notre Bureau l’énergie vitale et organisationnelle dont il avait parfois besoin, comme toute institution humaine devant faire face à des complexités de plus en plus grandes. Tu ne manifestais jamais de réaction de faiblesse, de complaisance dans un état passif, mais, au contraire, tu dispensais un courage généreux, désireux de servir jusqu’au bout les intérêts intellectuels et les projets, jugés parfois par nous étonnamment ambitieux, comme l’organisation à constituer et promouvoir du prochain Congrès international de 2020. Était-ce, pour toi, manière de lutter contre l’échéance vitale que tu savais tienne depuis des mois ? Non pas ! C’était seulement ta manière d’adhérer tout simplement aux exigences pressantes, impérieuses, de la vie de l’esprit, ta manière de l’honorer et de nous inviter à te suivre sur cette voie d’un infatigable combat pour faire advenir un rayonnement philosophique digne du nouveau siècle qui s’ouvrait pour notre Société, créée en 1901.
Nous rendons hommage tout naturellement à ton travail précis au sein du Bureau, comme à ta personnalité intellectuelle et scientifique d’envergure, scellée dans tes diverses publications. Jusqu’au bout, tu as œuvré à ton prochain ouvrage sur la vision et j’aimais, pour ma part, comme inlassablement, t’entendre me décrire ton émerveillement devant l’art des vitraux dans les cathédrales du Moyen Âge.
Scientifique et esthète, tu l’étais. Philosophe exigeant, goûtant peu les compromissions politiques, déjouant avec une lucidité sans pareille les jeux de pouvoir, vite ridicules et illusoires, refusant les abandons de la pensée critique comme les peurs ambiantes, notamment celles relatives à l’acte de juger, tout simplement, tu invitais, sans relâche, à avancer. Cela, dans une volonté de dépassement des limites, les tiennes propres d’abord, celle du corps, qui force, aujourd’hui, le respect. Jusqu’au bout, je t’ai entendu exhorter à « continuer le combat » de la pensée, de l’étude et de la vie.
Aussi est-ce aujourd’hui l’Ami, le frère en humanité, attentif aux autres, étonnamment discret et pudique, le philosophe chercheur, que nous honorons. Il y a un mois, le décès de Jeanne, ton épouse, avait tracé le chemin tragique de la séparation au sein de ta famille, unie et soudée. Depuis, tu ne cessais de dire : « Je pleure et je travaille, je travaille et je pleure ». Ce furent tes maîtres mots du mois d’août, lors de nos brèves conversations téléphoniques, quand les assauts du corps te permettaient l’échange que tu disais tellement désirer.
Les mots, nous le savons tous ici, par métier ou expérience, survolent ou contournent l’essentiel, par peur, sans doute, de l’éroder. Ils disent et ne disent pas, mais ils sont signes du lien fort qui nous unit à toi.
Ils tentent d’exprimer, pour la première et la dernière fois, un hommage public à l’Ami, au Collègue, au Père, au Frère, mais aussi au Fils, une affection taillée dans le respect envers le témoignage de grande et belle humanité que tu nous a légué pendant près d’une décennie.
Permets-moi de clore sur une note personnelle qui renvoie à nos échanges sans fin sur les vertus pérennes, célébrées par nos Anciens Grecs.
Dans le sillage socratique, Marc Aurèle, comme Diogène, aimait rappeler que tous les hommes sont « frères », de même race, porteurs du divin en eux-mêmes, quel que soit le nom revêtu par lui. Ils se savaient participer à une œuvre commune, dont ils s’évaluaient un maillon faible et fort à la fois. L’universalisme de bienveillance et de bienfaisance était à jamais fondé dans le paganisme antique.
Permets-moi de te dire que tu pouvais être vu comme un maillon marquant et inaltéré de cette chaîne universelle nommée humanité en qui un philosophe moderne a su voir et définir la plus belle dignité.
Anne Baudart, 28 août 2018
Diane Jorland
Il est des êtres que le grand âge n’altère pas, mais grandit et embellit. Comme s’il opérait un lissage des traits inutiles, fugaces, voués seulement à plaire un temps, puis à se dissoudre lentement ou brutalement.
La luminosité de Diane Jorland, la maman de Gérard, en témoigne. Droiture élégante de la posture du corps, agilité mentale, générosité et justesse du propos verbal, son regard et ses dires percent comme l’au-delà du temps où son fils l’a précédée et l’accueillera.
À l’écoute des deux hommages rendus à Gérard, l’un émanant d’un de ses trois autres fils, poète et savant à la fois, l’autre, d’une Société française de philosophie, riche d’un héritage plus que centenaire, la maman partageait l’essence et les effluves des discours, y participait même, avec une pudeur amusée et affectueuse, par des hochements de la tête, des murmures d’aveux et d’acquiescements chaleureux. Ses encouragements furent notre force, à Patrice Jorland et à moi. Ils forçaient l’admiration et traversaient la Tristesse.
De la cérémonie funéraire, je garde mémoire vive de cette belle et unique figure qui tient du réel et du prodige d’une nature pourvoyeuse de dons sublimes.
La mémoire de Gérard était le centre vivant d’un rite funéraire qui, grâce à Diane, s’accompagnait de quelque chose que j’oserais nommer Joie, dans un environnement dédié à son contraire. Beauté contagieuse d’un Bien lové au cœur de créatures inattendues et prometteuses. Diane Jorland appartient à cette race humaine que le malheur extrême n’abat pas, qui œuvre à la Transfiguration du négatif, dans une discrétion lumineuse, parce que généreuse.
La maman transmet la mémoire vivante du Fils Disparu que nous voulions honorer, chacun, à notre manière. Elle a su rassembler, fédérer nos silences, donner le sens qui convient à nos détresses, à nos attentes, comme à nos questionnements, nos abattements.
Qu’elle soit, par ses proches, remerciée et choyée. Elle a été, pour nous tous, une leçon vibrante de courage et de paix que Gérard a su nous léguer comme ULTIMA VERBA, ce 28 août 2018, à Paris.
Anne Baudart, 29 août 2018