À la mémoire de Jean Lefranc, par Catherine Kintzler
J’ai rencontré Jean Lefranc en 1985. Professeur de philosophie en Lycée déjà depuis une quinzaine d’années, mais encore assez jeune, j’étais prise dans une génération qui considérait que l’adhésion à une association professionnelle ou spécialisée n’entrait pas dans son champ de vision : ainsi en allait-il de l’APPEP1 et de la SFP. C’est Jean Lefranc qui, par son exemple, a levé ces réticences de coquetterie. Voici dans quelle circonstance.
Un grand colloque international francophone sur l’enseignement de la philosophie se tenait à Dakar au début de mars 1985. Jacques Muglioni, alors doyen de l’inspection générale de philosophie, réunit un groupe de professeurs pour y participer. Professeur au Lycée de Montmorency, je venais de publier mon Condorcet… et me voilà embarquée. Dans l’avion Paris-Dakar, installée entre Jean-Marie Beyssade et Jean Lefranc, je participai à une conversation alerte qui passait du commentaire des Méditations de Descartes à celui des conditions de l’enseignement philosophique et de la recherche qui le nourrit. Sur place, en une semaine de travail intense, entourée par l’indéfectible bonne humeur des trois gentlemen qui m’accompagnaient, j’en appris probablement plus sur l’Afrique qu’un touriste en deux mois de séjour. La rencontre avec des collègues venus de tout ce continent est encore pour moi un sujet de méditation : l’audace et l’élégance de leurs propos, et surtout leur courage simple et tranquille, je ne les oublie pas. Il faut avoir vu des commissaires politiques coller aux talons des uns, avoir pris la mesure des représailles auxquelles s’exposaient d’autres à leur retour, pour être rappelé à l’essentiel, remis sur les rails de l’émancipation de la pensée, et prendre vraiment Socrate, Descartes et Voltaire au sérieux – ce qui est aujourd’hui plus que jamais urgent, nécessaire.
La parole à la fois ferme et discrète, savante et limpide, de Jean Lefranc est pour moi indissociablement liée à ce moment de rafraîchissement de tout ce que la liberté d’esprit a de précieux, de fragile et de vital. À notre retour, je cessai de me pincer le nez d’un air dégoûté à l’idée d’une association qu’il était de bon ton de dire « corporatiste », j’adhérai à l’APPEP, et je le rejoignis peu d’années après au sein de la SFP.
Déjà une logique gestionnaire et anti-intellectuelle était à l’affût derrière un discours moralisateur. Un discours qui, y compris de l’intérieur et en son propre nom, réclamait l’affaiblissement de l’enseignement philosophique tout en en proclamant l’importance et la grandeur. La Société française de philosophie, en organisant un débat mémorable en novembre 1990, s’en était alarmée, parallèlement au travail que Jean Lefranc menait patiemment au sein de l’APPEP.
Jean Lefranc nous a appris à débusquer cette logique, à arracher son masque de bons sentiments. La lecture des éditoriaux composés durant tant d’années pour L’Enseignement philosophique n’est pas seulement instructive pour l’histoire de cet enseignement. Elle peut aussi être effectuée pour elle-même parce qu’elle est une constante leçon de philosophie appliquée, où la hauteur de vue est celle qu’il faut prendre pour rendre le regard perçant.
En descendant dans l’arène de la sempiternelle « réforme », sans jamais se départir de la hauteur de la pensée, Jean Lefranc a montré que défendre et promouvoir l’enseignement philosophique c’est faire de la philosophie. Aussi a-t-il été, sans qu’on puisse voir là aucune distorsion, aucun déchirement, un universitaire dévoué à l’enseignement et à la recherche, et un auteur. Parce qu’il ne se dérobait pas devant les tâches administratives, il retint longtemps dans ses cartons la matière des nombreuses publications parues lorsqu’il put s’en libérer. Sa participation à la vie de la Société française de philosophie n’est pas en reste, elle aussi témoigne d’une intense activité intellectuelle. On se souvient, outre ses nombreuses interventions dans les discussions, d’un beau chapitre sur Volney dans le volume La philosophie et la Révolution française en 1993 et plus récemment de sa conférence « Schopenhauer, penseur ‘fin de siècle’ ».
Son œuvre publiée, de La philosophie française au XIXe siècle à L’esprit des Lumières et leur destin, de Comprendre Schopenhauer à Comprendre Nietzsche, en passant par Platon et par Freud, est à son image : élégante, savante, constamment inspirée par le souci d’éclairer, d’instruire, menée par une pensée ferme. Elle est parcourue par un fil rouge qui y trace une sorte d’inquiétude salutaire, un intérêt pour ce qu’il appelait avec humour des « objets philosophiques non identifiés » comme l’athéisme idéaliste – non ce n’est pas un oxymore –, pour cette obscure clarté qui tombe des Lumières, et qui leur vient peut-être d’une secrète filiation avec les moralistes, lorsqu’elles produisent la clairvoyance d’un pessimisme bienveillant. L’universitaire élégant et discret, le chercheur raffiné et immensément savant était un philosophe de la lucidité qui sut combattre pour la philosophie, les yeux grands ouverts.
Texte lu devant l’Assemblée générale du 23 janvier 2016
- Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public [ᐃ]