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Réflexions sur les questions d’identité (par Vincent Descombes)
Si l’on parle aujourd’hui de questions d’identité, ce sera souvent pour caractériser des troubles et des crises, voire des conflits passionnés, qui paraissent mettre en cause, au moins aux yeux des intéressés, l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes et de leur dignité. Ces troubles et ces conflits sont alors qualifiés d‘identitaires. Un tel usage du mot » identité « , qui nous est venu initialement des psychologues avant de s’imposer dans toutes les sciences humaines, est récent. Auparavant, une question d’identité aurait eu le sens trivial d’un » Qui est-ce ? « . Ainsi, lorsque Littré mentionne les » questions d’identité « , il explique que le mot » identité » s’entend dans cette expression comme » terme de jurisprudence » pour des enquêtes visant à établir si un individu est bien celui qu’il prétend être ou qu’on prétend qu’il est. On
pourrait dire que Littré ne connaît pas encore l’usage du substantif » identité » que nous expliquons par l’adjectif » identitaire « , mais seulement celui que nous expliquons par l’adjectif » identique » : pour lui, avoir une identité consiste dans le fait d’être identifiable, c’est-à-dire de pouvoir être reconnu identique à tel ou tel individu que nous pouvons désigner. Ce sens des juristes est également celui des philosophes qui ont mis en question nos assertions ordinaires d’identité en discutant des exemples tels que celui du Vaisseau de Thésée sans cesse réparé ou celui de l’identité personnelle d’un individu dont la mémoire est défaillante. Cela revient à dire que les philosophes classiques et les juristes ont affaire à la notion d’identité dans son usage ordinaire, que ce soit pour la contester ou pour la préciser.
Il est possible de montrer :
- que les deux notions d’identité en cause, celle du psychologue des crises d’identité et celle de l’usage ordinaire, relèvent de catégories logiquement distinctes ;
- qu’il est difficile de se servir de l’idiome identitaire sans tomber dans de graves incohérences ;
- que ces incohérences ont leur source dans une perpétuelle et inévitable interférence entre le sens ordinaire (avoir une identité, c’est pouvoir être identifié de manière réitérative) et le sens psychologique récemment introduit (avoir une identité, c’est pouvoir maintenir son idée de soi-même dans la configuration idéale à laquelle on est attaché affectivement).
Faut-il proscrire le nouvel emploi du mot » identité » en raison des confusions et des errements qu’il provoque ? Ce serait envisageable si l’on pouvait renoncer à s’occuper de ce que veulent dire ceux qui ont trouvé dans cet idiome de l’identitaire le moyen de s’exprimer. Mais puisque la difficulté est d’abord celle de notre langage, une solution philosophique s’offre ici : décider que nous n’avons jamais véritablement compris ce que voulait dire l’identité au sens de l' » identitaire « , faire comme si nous devions réapprendre cet idiome de l’identitaire en vue d’enrichir notre psychologie morale. Pour cela, il nous faut évidemment partir de notre propre pratique de l’identification référentielle, c’est-à-dire de notre compréhension de l’identité au sens de l’identique. C’est ce que l’on cherchera à faire en considérant les analyses que fait Port-Royal de propositions telles que : Cette Église fut brûlée il y a dix ans, et elle a été rebâtie depuis un an et Les Romains ont vaincu les Carthaginois (Logique, 2e partie, ch. XII et ch. XIII).
L’hypothèse est que les difficultés inhérentes à l’emploi de l’idiome identitaire reproduisent et héritent de certaines de celles que les philosophes n’ont cessé de rencontrer chaque fois qu’ils ont voulu expliquer comment nous nous servions, dans notre discours ordinaire, du concept d’identité.
Vincent Descombes est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).