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Engagement, principes et institutions (par Emmanuel Picavet)
Les philosophes essaient depuis longtemps de cerner le sens de l’engagement, notamment de l’engagement à respecter des règles et des principes. Si les règles ou principes sont bien justifiés, l’action qui s’en réclame est elle-même soutenue par de bonnes raisons. Mais un problème bien connu se pose, dont les ramifications ont été explorées depuis l’Antiquité : ces bonnes raisons ne sont peut-être pas suffisantes pour contrebalancer d’autres raisons, qui ne tiennent pas au respect des règles et qui engagent à agir autrement.
L’engagement à agir d’après des règles enveloppe donc une difficulté centrale, que l’on peut être tenté de décrire en termes d’oubli des meilleures raisons (comme dans la dénonciation du » fétichisme de la règle » en philosophie morale). Cela présente l’inconvénient de faire bon marché des raisons qui permettent l’endossement des règles ; ces raisons peuvent être » les meilleures « . Mais on peut décrire la même difficulté d’une manière plus précise, en évoquant l’articulation délicate entre des raisons étagées sur plusieurs niveaux (celles qui tiennent au règles elles-mêmes et celles qui tiennent aux circonstances, auxquelles il faut sans doute ajouter les raisons dites » procédurales » qui tiennent au respect pour la manière dont les règles ont été adoptées).
Le respect des règles, particulièrement lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre des principes auxquels on reconnaît une importance morale ou politique, ne se laisse pas aisément réduire à ce modèle simple de l’action intentionnelle : agir d’après les meilleures raisons disponibles, dans la perspective des buts que l’on se propose. C’est pourquoi l’engagement adossé à des règles ne semble pouvoir être intégré à une représentation d’ensemble de l’action rationnelle qu’au prix d’une rupture entre la rationalité pratique et l’orientation de l’action par les meilleures raisons liées à l’action. Mais faut-il consentir à cette rupture ?
Certaines raisons peuvent tenir à l’identité de l’agent sans pour autant relever des buts personnels de celui-ci. De telles raisons interviennent alors dans l’action, sans être pour autant les raisons » de l’action « . C’est dans cette direction qu’Amartya Sen a proposé d’engager la réflexion, pour aboutir à une conception de la rationalité qui ménage une place aux questions d’identité. Philip Pettit a critiqué cette approche, parce qu’elle conduit à dissocier l’action intentionnelle de la réalisation des buts propres à l’agent lui-même.
Face à cette critique, il faut souligner que les raisons de l’action, abstraction faite des questions d’identité, ne sont pas facilement assimilables à la réunion » instrumentale » des moyens en vue de la réalisation de buts. Un tel modèle serait trop étroit pour prétendre éclairer la nature de l’action intentionnelle orientée par les meilleures raisons. J’essaierai de montrer que certaines raisons sont bien des raisons » de l’action » (pas seulement des raisons » dans l’action « ) mais ne se laissent pas ramener aux seul choix des moyens d’atteindre un objectif personnel. Si cet argument est correct, cela signifie que l’on ne peut pas s’appuyer sur l’idée d’action rationnelle pour critiquer cette forme d’engagement à agir d’après des règles qui impliquerait, comme le suggère A. Sen, une mise à distance, par l’agent, de ses propres objectifs.
La défense du point de vue d’A. Sen n’oblige cependant pas à rapporter l’engagement à la seule dimension de l’ » identité « , qui conduit à privilégier les facteurs culturels ou les normes sociales et qui peut suggérer aussi, dans des contextes institutionnels, la figure d’une application mécanique des règles. L’engagement à agir d’après des règles peut aussi s’appuyer sur des considérations beaucoup plus proches des » raisons de l’action » telles qu’un agent peut les identifier, plus proches aussi des données de la réflexion critique sur les règles adéquates pour l’action.
Cette problématique a des caractéristiques communes avec celle qui se noue autour des rapports entre action individuelle et règles dans les contextes institutionnels. Dans ces contextes, la mise en œuvre des règles passe par des défis d’endossement, d’interprétation et de coordination que doivent relever les acteurs institutionnels. Ici encore, des considérations liées aux règles paraissent faire écran, à l’occasion, aux meilleures raisons telles que peuvent les apercevoir les personnes. Mais le rapport critique aux règles n’est pas pour autant suspendu, pas davantage que la liaison essentielle entre l’action et la règle.
Ces deux aspects contribuent à unifier les deux problématiques abordées au cours de cette conférence. Le rapprochement invite aussi à développer un pan de la théorie qui reste relativement ignoré : dans les contextes institutionnels, la mise en œuvre des principes est tributaire de rapports d’autorité (dont les bases sont procédurales) et d’opérations d’interprétation qui limitent sévèrement la pertinence du modèle de l’application mécanique des règles.
Emmanuel Picavet est maître de conférences à l’Université de Paris-I.