Le citoyen du monde. Prolégomènes à une philosophie du cosmopolitisme (par Pierre Guenancia)
Conférence du 23 mars 2013 par Pierre Guenancia
La célèbre expression de citoyen du monde par laquelle les philosophes stoïciens désignaient l’appartenance de tous les hommes à un même monde qui serait comme une grande cité peut laisser penser que le monde est une grande cité, et que les cités sont des petits mondes. Cette analogie monde/cité dissimule, nous semble-t-il, ce que le monde a de fondamentalement différent d’une cité, ce par quoi même il doit être considéré comme une anti-cité, c’est-à-dire une référence qui permet aux hommes d’échapper aux lieux et aux identités qui semblent les définir de prime abord. Le monde est plutôt la dimension par laquelle les hommes se libèrent de ce qui les circonscrit dans un espace et dans une culture déterminés. C’est cette dimension de liberté ou de libération par rapport aux identités politiques au sens large que nous chercherons à dégager, sans chercher à cacher qu’il s’agit pour nous de défendre une conception de l’homme et de son rapport au monde, qui est le vrai contenu de l’idée cosmopolitique, née avec la philosophie et inséparable de l’idée même de philosophie. Certes, le cosmopolitisme que nous cherchons à défendre n’est pas celui que l’on attribue aux philosophes de l’antiquité. La cité ne peut pas être le » type » de l’idée de monde. Mais il ne faut pas non plus mettre un abîme entre ces deux idées, et céder ainsi à l’historicisme en ramenant le concept de monde à celui de conception du monde. C’est en ce sens qu’il nous paraît possible de maintenir le concept de citoyen du monde, même si, pour nous, il se présente davantage sous la forme d’une idée critique, comme un horizon de liberté, que sous la forme intuitive et positive qui fait se correspondre monde et cité, différents seulement par leur taille. Par sa seule présence l’horizon ou la pensée du cosmopolitisme limite la validité et rend possible la confrontation des ordres particuliers, qui apparaissent ainsi comme la variation possible dans certaines limites de l’appartenance des hommes à un même monde. L’idée du cosmopolitisme n’est pas le prolongement et l’extension au monde tout entier de la forme de l’État, mais, au contraire, la norme transcendante et nécessairement indéterminée dont s’autorise et peut se revendiquer la critique de toutes les formes anormales de l’exercice du pouvoir politique sur les hommes, où qu’ils soient et quels qu’ils soient.
Pierre Guenancia est professeur d’histoire de la philosophie moderne à l’université de Bourgogne. Voir lapage web consacrée à Pierre Guenancia sur le site du Centre Georges Chevrier.