Gérard Jorland, la vie dans les livres, par Roger-Pol Droit
La Société remercie vivement l’auteur Roger-Pol Droit et Le Monde pour leur aimable autorisation de reprise du texte suivant paru dans Le Monde du 21 décembre 20181
La dernière fois que je l’ai rencontré, il y a deux ou trois ans, c’était par hasard, à Paris, boulevard du Montparnasse. Pas loin de chez lui, il scrutait la vitrine d’une librairie avec gourmandise. Gérard Jorland avait en effet, chevillés au corps, un appétit des textes et des idées, une faim de la vie, un goût des autres jamais rassasiés. J’avais retrouvé avec joie son air de faux bourru bienveillant, cousin de Bachelard aux yeux doux. Il m’avait dit les progrès de sa maladie – il ne faisait pas mystère du cancer qu’il combattait – et ceux d’un livre qu’il espérait achever – une vaste enquête sur la vision, au carrefour de l’histoire des sciences et de l’esthétique. Il cherchait à élucider les relations entre optique et création artistique, des vitraux médiévaux jusqu’aux tableaux de Léonard de Vinci et au-delà.
Ce qui l’intéressait, de livre en livre, plutôt qu’expertise unique et spécialisation exclusive, c’était les découvertes, recoupements, carrefours entre savoirs et pouvoirs, entre connaissances et actions. Ses titres et travaux, impressionnants, ne l’enfermaient ni dans un domaine ni dans une posture. Agrégé de philosophie, diplômé d’économie, directeur de recherche au CNRS, directeur d’études à l’EHESS, trésorier de la Société française de philosophie – entre autres… -, il partait néanmoins à l’aventure dès qu’une perspective nouvelle le sollicitait.
D’où le caractère disparate, en apparence, de ses principales publications. La série s’ouvre sur une étude magistrale des travaux d’Alexandre Koyré (La Science dans la philosophie, Gallimard, 1981) et se prolonge, trente ans plus tard, par une enquête digne de Michel Foucault, Une société à soigner. Hygiène et salubrité publiques en France au XIXe siècle (Gallimard, 2010). Entre-temps, le singulier parcours de ce chercheur passe notamment par l’analyse des innovations (Des technologies pour demain, qu’il dirige, Points, 1992) et par la réflexion sur les concepts économiques (Les Paradoxes du capital, Odile Jacob, 1995).
Bienveillance et amitié
« La question philosophique qui m’a toujours guidé, c’est la capacité prédictive de la science », disait-il en 2010, dans un entretien au Monde, précisant comment l’économie constituait une discipline mathématisée mais non prédictive, alors que les hygiénistes du XIXe siècle fournissaient l’exemple d’un savoir empirique incapable d’une réflexion mathématique. Ses livres se nourrissaient d’innombrables rencontres, comme en témoignent les titres codirigés avec Alain Berthoz sur l’empathie (Odile Jacob, 2004), avec Boris Cyrulnik sur la résilience (Odile Jacob, 2012). Il convient d’y ajouter tous ceux dont il fut l’éditeur, d’abord chez Hachette puis, durant de longues années, chez Odile Jacob. Les très nombreux ouvrages qu’il a relus et améliorés gardent son empreinte, même si son nom n’y figure pas.
Pourquoi parler de Gérard Jorland aujourd’hui ? Parce qu’il a mis de la vie dans les livres ? Parce qu’il incarnait, à sa manière, bienveillance et amitié ? Parce que Diderot, s’il l’avait connu, l’aurait appelé « le meilleur des hommes » ? Le motif est plus simple : il est mort, le 22 août 2018, à 72 ans, dans Paris désert. Mourir n’est jamais une bonne idée. Mais en France, à cette date-là, c’est pire. Faute d’être informé, personne ne lui a consacré le moindre article (à l’exception d’un hommage de la philosophe Anne Baudart, sur le site de la Société française de philosophie, Sofrphilo.fr, en attendant son article à paraître dans la Revue de métaphysique et de morale). Il fallait réparer cette injustice, fût-ce tardivement, imparfaitement.