Jacques D’Hondt (président de la SFP de 1981 à 1991) : la liberté dans l’engagement. Par Bernard Bourgeois
Jacques D’Hondt, philosophe de réputation internationale, est décédé à Paris le 10 février 2012. Il était né à Saint-Symphorien, près de Tours, le 17 avril 1920. Son père, décorateur anversois, engagé volontaire en 1914 dans la Légion étrangère, devint français en 1921. Sa mère, institutrice issue d’une famille juive alsacienne, sera une victime du camp de Drancy, tandis que deux sœurs d’elle périront à Auschwitz. Le jeune Jacques, qui assume l’héritage républicain et athée reçu de ses parents en adhérant dès l’âge de 14 ans aux Jeunesses Communistes, sera marqué, lui aussi, par le conflit.
Ainsi, alors que l’ancien lycéen de Tours, puis étudiant de Poitiers, enseigne la philosophie au collège de Chinon, il est arrêté par la police en raison de son activité clandestine de résistant. Il poursuivra néanmoins celle-ci, même pendant son séjour forcé en Bavière.
Son militantisme politique se développera auprès d’un instituteur communiste qui va devenir député et sénateur de la Quatrième République, et dont il a épousé la fille. Cet engagement s’intensifiera même électoralement, après son succès à l’agrégation (1949), à Toulouse puis à Poitiers, où il est professeur de lycée. Mais, en août 1968, il démissionne du Parti en dénonçant les entreprises soviétiques. Le marxiste résolu qu’il avait été venait d’être consacré comme un vigoureux hégélianisant.
Car, en 1966, il a soutenu avec brio ses deux thèses – dirigées, la première, par Hyppolite, la seconde, par Ricoeur – déposées dans les deux ouvrages : Hegel philosophe de l’histoire vivante (1966) et Hegel secret(1968). Dans ces textes, ainsi que dansHegel en son temps (1968), écrits avant la cassure politique, D’Hondt, venu à Hegel par Marx, le saisit comme le penseur que celui-ci accomplira, essentiellement le penseur de l’histoire.
L’histoire selon Hegel est, pour D’Hondt, animée par sa dialectique immanente, progressiste et infinie, proprement humaine, qui n’a que faire d’un fondement divin transcendant. S’employant, à l’aide d’une érudition impressionnante, à décrypter un prudent double langage de Hegel, D’Hondt veut restituer ses liens avec les Lumières d’abord françaises, politiquement et théologiquement émancipatrices, et leur épanouissement révolutionnaire. On retrouvera une telle insertion historique de la spéculation hégélienne dans deux ouvrages ultérieurs : la biographie Hegel et le recueil Hegel et les Français, parus en 1998.
L’enseignement magistral de D’Hondt à l’Université de Poitiers (1967-1987), amplifié dans le Centre Hegel-Marx qu’il y crée en 1970 et qui devient vite un haut lieu mondial du débat intellectuel, se nourrit de sa réflexion renouvelée sur le couple dialecticien inaugurateur des temps actuels (De Hegel à Marx, 1972). Mais, en liaison avec la dérive accentuée du communisme, D’Hondt souligne désormais que Marx ne peut accomplir Hegel qu’autant que Hegel fonde Marx et reste agissant en lui.
Contre Althusser célébrant une coupure bénéfique entre eux, et face au structuralisme destructeur de l’historicité, D’Hondt (L’idéologie de la rupture, 1978) insiste sur la continuité historique : la concrétisation de la liberté abstraite ne saurait être sa destruction. L’abstraction de 1789, dont la concrétisation hégélienne est fille, juge la dérive de 1917. D’Hondt reste ainsi fidèle à Marx, mais en hégélien, et cet hégélien est toujours en lui d’abord l’homme de ces Lumières dont il a si bien parlé.
C’est l’esprit libre du meilleur XVIIIe siècle qu’il veut retrouver dans la société des philosophes, dont il s’efforce de faire, notamment à travers ses présidences de la Société française de philosophie (1981-1991) et de l’Association des sociétés de philosophie de langue française (1988-1996), une communauté d’amitié. Dans celle-ci, le professeur strict libérait sa verve de conférencier exceptionnel et débattait avec passion, mais sans le moindre dogmatisme.
Il ne succomba pas pour autant à l’indifférentisme, même en ces dernières années, où – affecté aussi par la maladie d’un monde semblant dissoudre en son non-sens réel une raison hégélienne qui n’aurait d’être qu’en lui – il continua de croire en elle. Il le pouvait d’emblée, lui qui avait d’abord philosophé, dans son premier Mémoire, sur et avec Spinoza. Il maintint bien, ici aussi, l’avant dans l’après, la raison universelle, prise hors de tout statut originairement spirituel, comme absolument naturelle (Deus sive natura), dans une histoire devenue humainement si énigmatique. Il pratiqua à sa manière, qu’on pourra dire plus spinoziste qu’hégélienne, la circulation entre Spinoza et Hegel par laquelle celui-ci définissait la spéculation philosophique. C’est aussi parce que sa sagesse se fixa à un tel échange entre ces deux Grands de la modernité qu’il y eut toujours chez Jacques D’Hondt quelque chose de grand.