Actualité du darwinisme (par Jean Gayon)
Conférence du 28 novembre 2009 par Jean Gayon
« L’héritage de Darwin est un formidable édifice de controverses jamais éteintes, toujours revivifiées, augmentées, complexifiées » (P. Tassy).
Nous faisons volontiers nôtre cette réflexion d’un paléontologue contemporain. L’actualité du darwinisme se fonde moins sur des hypothèses inébranlables que sur un cadre de pensée qui se prêtait à la fois à l’extension et à la révision de ses principes. En cela, il représente sans doute à l’époque contemporaine quelque chose de semblable à ce que fut la « philosophie mécanique » des XVIIe et XVIIIe siècles. Le mot « darwinisme » peut désigner en fait deux choses: soit la pensée de Darwin, soit l’ensemble des pensées et des pratiques qui se sont explicitement réclamées de Darwin. Comme toujours, lorsqu’une tradition de pensée se trouve désignée par un nom propre, les rapports entre le modèle (Darwin) et les copies ou appropriations (darwinisme) sont délicats. Il s’agira de clarifier cette question.
Nous dressons d’abord une carte à grande échelle du fait de civilisation que représente le darwinisme. Ce fut d’abord une théorie scientifique, exprimée principalement dans L’Origine des espèces, dont la structure a durablement contraint la science de l’évolution. Mais le darwinisme a vite servi de caution à des idéologies et utopies sociales et politiques, au premier rang desquelles le « darwinisme social » et l’eugénisme. Il a par ailleurs pénétré les sciences humaines sociales, de la psychologie et de la linguistique à l’anthropologie et l’économie. Le cas de la philosophie est singulier: en effet les deux traditions philosophiques majeures du XXe siècle (philosophie analytique et phénoménologie) se sont délibérément construites dans le refus d’un fondement empirique, notamment biologique. L’épistémologie évolutionniste et l’éthique évolutionniste, vivement discutées aujourd’hui, montrent cependant une pénétration du darwinisme en philosophie théorique comme en philosophie pratique. Il est enfin à peine besoin de rappeler les interférences incessantes du darwinisme avec la religion pour achever de se convaincre du rôle qu’il a joué dans l’histoire moderne des mentalités.
C’est cependant sur le darwinisme théorique que se concentrera notre analyse. C’est là en effet qu’il faut chercher la racine du pouvoir heuristique (pour la science) et interrogateur (pour la société) des schèmes de pensée mis en place par Darwin. Celui-ci n’aimait pas le mot « évolution », et préférait désigner sa théorie comme « théorie de la descendance avec modification par la sélection naturelle ». Cette dénomination suggère une théorie à deux volets (un volet descriptif – le « patron de l’évolution », et un volet explicatif – la théorie de la sélection naturelle), bien que Darwin ait tout fait pour rendre les deux aspects indissociables.
La théorie de la « descendance avec modification » est résumée par Darwin dans la figure fameuse d’un arbre. Nous examinons les images alternatives que le naturaliste a envisagées, et les critiques majeures auxquelles le diagramme darwinien a donné lieu depuis 150 ans. Nous montrons ensuite que ce diagramme, communément donné comme représentant « le fait général de l’évolution », est en réalité motivé de part en part par la théorie explicative qui était celle de Darwin. Pour utiliser une terminologie contemporaine, ce diagramme visualise une théorie des « processus » autant et sans doute davantage qu’une théorie des « patrons » (patterns) évolutifs.
Nous portons ensuite notre attention sur le principe de sélection naturelle. Nous montrons que ce principe d’allure intuitivement simple, qui constitue l’un des rares exemples, et peut-être le seul, d’un énoncé de portée universelle illimitée dans les sciences biologiques, est aussi celui qui permet de comprendre pourquoi la biologie est une science historique.
La théorie complémentaire de la sélection sexuelle, souvent mentionnée comme une curiosité historique, aide à comprendre en quoi la théorie de la sélection portait en germe la récusation de tout dessein et de toute harmonie dans la nature, en dépit de l’importance conférée au concept d’adaptation. La théorie de la sélection sexuelle révèle en effet à l’état pur l’élément de compétition du processus naturel de sélection.
Le schématisme arborescent et la théorie darwinienne de la sélection vont l’un et l’autre dans le sens d’une vision intégralement historique et contingente, quoique réglée, de la nature vivante. Darwin a scellé la rupture entre les conceptions de l’histoire de la nature fondées sur un concept d’évolution comme préordination, et le concept moderne, qui ne se laisse aucunement caractériser comme un « développement ».
Voir la page de Jean Gayon sur le site de l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques.