Résumés Conférences

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La stratégie du Second Discours de Rousseau (par Hélène Bouchilloux)

Conférence du 17 janvier 2009 par Hélène Bouchilloux 

Hélène Bouchilloux
Hélène Bouchilloux

Comme on sait, le Second Discours – Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes – répond à une question posée par l’Académie de Dijon :  » Quelle est l’origine de l’inégalité parmi les hommes, et si elle est autorisée par la loi naturelle ? « .

Il n’est guère facile de déterminer quelle est la réponse de Rousseau. D’après le titre de son Discours, lequel mentionne la question de l’origine et la question des fondements, on peut penser qu’il répond parfaitement à une question qui comprend elle-même deux questions : la question de l’origine et la question de l’autorisation par la loi naturelle. Encore faudrait-il être sûr que la question rousseauiste de l’origine, qui n’est pas celle de l’origine réelle mais celle d’une origine hypothétique, et la question rousseauiste des fondements, qui n’est pas celle de l’autorisation par la loi naturelle mais celle d’une légitimité à multiples facettes, coïncident toutes deux avec les deux questions qui sont comprises dans la question initiale de l’Académie. Or rien n’est moins sûr.
Aussi tentera-t-on, dans un premier temps, de dégager la réponse que Rousseau formule – réponse complexe, voire retorse. En dépliant tous ses aspects, on verra que cette réponse est étroitement liée à la méthode qu’il revendique pour son propre discours: une méthode que lui-même compare à celle que les physiciens emploient dans leur discours sur la formation du monde. Aussi tentera-t-on, dans un deuxième temps, d’identifier ces physiciens (Buffon, Descartes), de décrire leur méthode et d’indiquer les avantages qu’elle procure. Restera à mettre en lumière, pour conclure, les répercussions qu’ont ces avantages dans la réponse que Rousseau apporte à la question posée par l’Académie de Dijon : concernant d’abord l’origine de l’inégalité institutionnelle, concernant ensuite le fondement de l’inégalité institutionnelle.
Le but de ce parcours sera de faire ressortir l’ambiguïté de la notion de droit divin, dans son double rapport au droit naturel, d’une part, au droit positif, d’autre part. Il s’agira d’expliquer comment Rousseau parvient à faire passer son lecteur d’une première affirmation (l’affirmation selon laquelle l’inégalité institutionnelle, qui est conforme au droit positif et au droit divin, est cependant contraire au droit naturel) à une seconde affirmation (l’affirmation selon laquelle l’inégalité institutionnelle n’est conforme au droit divin que lorsque le droit positif reproduit analogiquement le droit naturel).
Si l’interprétation qu’on propose est exacte, Rousseau ne vise à rien de moins, avec l’hypothèse de l’homme naturel, qu’à changer le sens du fondement divin de l’ordre social et politique.

Hélène Bouchilloux est professeur à l’université de Nancy 2.

Bulletin 2008 102 4

La couleur de la pensée : conversation et démonstration (par Ali Benmakhlouf)

Conférence du 22 novembre 2008 par Ali Benmakhlouf

Dans le sillage des travaux de Frege, de nombreux philosophes ont défendu la thèse selon laquelle la pensée avait sa grammaire propre. Mais le noyau de la pensée que mobilise la démonstration mathématique s’accompagne chez le logicien d’Iéna d’une  » écorce psychologique « , d’une couleur, considérée comme inessentielle pour déduire. La conversation se nourrit de cette couleur et peut interférer dans la logique des déductions. Elle est l’élément qui fait sortir le logicien de son solipsisme.
La thèse d’un organon long défendue par les philosophes arabes du Moyen âge, notamment Al Fârâbî et Averroès, thèse qui joint aux opérations logiques classiques que sont la conception, le jugement, le raisonnement et la définition celles de la persuasion rhétorique et de l’image poétique est un exemple de cette interférence. Dans ce contexte, comment la pensée prend-elle sa couleur de son adresse ?
Les philosophies ludiques comme celle de Lewis Caroll et de A.N. Whitehead seront le deuxième exemple pris de cette interférence entre la conversation et la démonstration. Comment le contexte d’une expérience élargie contribue-t-il à la grammaire de la pensée?
Enfin, la traduction comme prélude au sens des pensées remet en cause l’idée de significations préconstituées. Si le logicien sort du solipsisme par la conversation, son scepticisme est-il tempéré par sa connaissance de plusieurs langues, parmi lesquelles celle de la science ?

Ali Benmakhlouf est professeur à l’Université de Nice Sophia Antipolis

Bulletin 2009 103 2

Pascal ou la maîtrise de l’esprit (par Jean Mesnard)

Conférence du 31 mai 2008 par Jean Mesnard 

Jean Mesnard
Jean Mesnard

La recherche contemporaine sur Pascal, dans les pays où elle est le plus active (France, Japon, États-Unis), s’intéresse de plus en plus, au-delà de la matière de la pensée de l’auteur, à sa forme, c’est-à-dire aux démarches qu’elle met en oeuvre, à l’originalité et à la virtuosité qui s’y découvrent. Orientation dont l’analyse même de la pensée, indirectement, a d’ailleurs beaucoup à profiter. C’est une sorte d’esquisse de réflexion sur ce sujet qu’entend donner la présente communication, amorce d’un ouvrage depuis longtemps en gestation, dont l’achèvement reste problématique, et dont on ne retiendra ici que quelques idées directrices, quelques éléments de composition et quelques exemples.

Comment Pascal a-t-il conquis cette maîtrise de l’esprit ? Essentiellement par son goût des sciences, notamment mathématiques. Un goût qui s’est trouvé particularisé, façonné par une culture et une expérience extrêmement variées, mais toujours dominées, où l’héritage antique s’est conjugué avec le nouvel esprit scientifique des débuts du XVIIe siècle et surtout avec une capacité d’invention toute personnelle. C’est en allant aux racines de tout cet ensemble qu’il a dégagé pour lui même, en théorie et en pratique, des lois de la pensée et un exercice idéal de l’esprit.

Mais ce qu’il y a peut-être de plus original en lui, c’est qu’il conçoit le modèle mathématique comme applicable, par un processus, soit de généralisation, soit de réduction, à toute forme de discours, passant ainsi de la géométrie à la rhétorique et à la dialectique, le tout bien au-delà de la pure logique, en préservant l’autonomie de chaque domaine et son degré propre de validité. Lorsqu’il écrit: « Travaillons donc à bien penser: voilà le principe de la morale », il n’ignore pas que « bien penser » est d’abord le principe de la connaissance. Mais tout le monde le sait. Ce que Pascal veut souligner, c’est que l’esprit qui constitue le savoir est le même que celui auquel il appartient de gouverner l’action. Il va sans dire qu’à l’extension de ses emplois correspond, pour la notion, un enrichissement remarquable de sa compréhension.

Tels sont les fils conducteurs qui commanderont les analyses des diverses démarches de l’esprit dans lesquelles se manifeste la maîtrise de Pascal. C’est sur trois d’entre elles que je me concentrerai :
1. La quête des principes ;
2. Les lois de l’inférence ;
3. Pensée et ordre.

Jean Mesnard est membre de l’Académie des Sciences morales et politiques.

Bulletin 2008 102 3

Vie et mort des nations selon Vico (par Alain Pons)

Conférence du 15 mars 2008 par Alain Pons

ponsa150308_3L’intérêt croissant qu’éveille l’œuvre de Vico se porte sur des aspects si variés de cette pensée que l’on risque d’oublier qu’à son centre il y a une réflexion sur les nations. Principes d’une science nouvelle relative à la nature commune des nations : tel est le titre de son ouvrage principal (1744). Entendant fonder une science qui soit à la fois « histoire et philosophie de l’humanité » (l’ »humanité » étant ce qui caractérise l’être humain et fait sa valeur), Vico estime que c’est dans les nations que les hommes, sociables par essence, réalisent toutes les potentialités de leur nature. Par delà leurs particularités, les nations ont une « nature commune » qui se révèle dans leur genèse, leur développement, et le cours suivi par leur histoire. Elles obéissent ainsi à la loi de ce que Vico appelle l’ »histoire idéale éternelle », qui les voit sortir d’une quasi-bestialité pour fonder les différentes institutions proprement « humaines » et parvenir à l’état de la « raison pleinement développée ». Par bien des points, ce processus d’ »humanisation » annonce celui qui prendra un peu plus tard le nom de « civilisation », avec l’idée de « progrès » qui la sous-tend. Mais on verra que si Vico appartient bien au « siècle des Lumières » et en partage certains espoirs, des thèmes, dans sa pensée, comme celui de la « barbarie de la réflexion » ou celui du ricorso comme destin inévitable des nations témoignent d’inquiétudes que notre temps a appris à partager.

Bulletin 2008 102 2

La série en art et ses paradoxes (par Catherine Kintzler)

Conférence du 16 février 2008 par Catherine Kintzler 

Catherine Kintzler
Catherine Kintzler

Tableaux en série, réunions de brouillons, d’études et d’esquisses, états de gravure, sérigraphies, sérialité formelle de procédures de composition, d’écriture, de versification, réorchestrations, suites, doubles et variations, répétition du copiste, du faussaire, de l’élève qui se fait la main  « cent fois sur le métier » ,  « encore une fois » du professeur, du lecteur qui relit, de l’amateur qui se repasse le disque, revient voir le film ou l’opéra… : qu’il s’agisse d’un mode d’exposition, d’un mode de production, d’une modalité de l’expérience esthétique, les occurrences de la série couvrent tous les champs de l’art. A peine pourrait-on y trouver un objet ou une opération qui l’exclurait radicalement, qui n’en supposerait pas l’existence – qu’elle soit exhibée, masquée ou hypothétique -, même si c’est pour l’escamoter ou la désavouer.
En lui-même, l’essai de fournir une description raisonnée de ces occurrences engage un parcours philosophique qui rencontre les questions massives de l’objet, de l’imitation, du réel et de la supposition, de la constitution d’une expérience. Il faudra se demander aussi pourquoi la notion de série revêt tant d’évidence à nos yeux.
Ce parcours, nécessairement non-exhaustif, lui-même à l’état de série indéterminée, met en évidence les paradoxes constitutifs de la notion de série : présence et absence, singularité et pluralité, identité et altérité, écart et similitude, accumulation et surgissement, hétérogénéité et homogénéité, continuité et discontinuité, errance et certitude, infinitif et définitif, perfectibilité et perfection.
On tentera d’en penser quelques-uns en recourant à trois modèles qui eux-mêmes rappellent une série philosophique classique maintes fois répétée :
– Celui du jugement réfléchissant qui, en élargissant le concept de nature, propose une manière de cosmologie.
– Celui du simulacre qui, en dénonçant le mythe de l’originalité, propose une ontologie de la production où l’atelier est le lieu de la nature naturante et le schème de la connaissance : on se tournera vers Platon et Deleuze, parfois pour leur échapper.
– Celui (inspiré de Jankélévitch) de l’organe-obstacle qui, s’appuyant sur les paradoxes du temps, propose une morale oscillatoire prenant ses distances avec le désespoir et avec l’ennui.

Catherine Kintzler est professeur émérite à l’Université de Lille 3. Voir son site web.

Bulletin 2008 102 1

L’acte esthétique (par Baldine Saint Girons)

Conférence du 19 janvier 2008 par Baldine Saint Girons 

Baldine Saint Girons
Baldine Saint Girons

Parler d’acte esthétique, c’est vouloir habiliter et rendre visible ce que nous appellerons  « le travail esthétique » , plutôt que le sentiment ou la relation esthétiques. En considérant d’abord l’esthétique comme un adjectif substantivé, nous chercherons à isoler non seulement l’élément esthétique qui s’enchevêtre à la plupart des actes de pensée, mais des  » moments  » esthétiques qui permettent ou favorisent le surgissement de la pensée, en amont, et son transfert ou sa communication, en aval.
Première réduction abusive de l’esthétique : esthétique serait synonyme d’artistique. Soit un exemple qui éclairera d’emblée notre projet : pourquoi rendre der ästhetische Zuschauer de Nietzsche par  « le spectateur artiste » ou  « l’auditeur artiste  » (1964 et 1977) ? »  « Spectateur esthétique » aurait sans doute conduit au pléonasme. Mais il est clair que ni  « spectateur » , ni  « auditeur » ne traduisent vraiment Zuschauer. C’est bien de témoin ou d’ « acteur esthétique » qu’il s’agit ; et il n’y a aucun lieu de confondre l’acte esthétique du témoin avec l’acte artistique. Le travail du spectateur, si on veut garder ce mot, est un travail esthétique.
Deuxième réduction : on fait d’esthétique un synonyme du beau. Pourtant, non seulement l’aisthesis ne saurait se montrer toujours belle, mais il n’est pas sûr que le souci premier ou le souci unique de la sensibilité soit de trier le sensible en le pliant à des catégories, telles que le beau, le gracieux, le grotesque, etc. Si l’esthétique comme discipline se réduisait à la callistique, ainsi que le veut Baumgarten, voire même à la science des catégories esthétiques, elle ne se soucierait plus d’élaborer et de transmettre des techniques du travail esthétique, permettant de recomprendre les différents actes artistiques et d’approfondir la singularité sensible.
Pour que l’élément esthétique puisse être correctement dégagé, trois thèses philosophiques, plus ou moins explicites ou latentes, doivent être systématiquement réexaminées : la thèse de la passivité, jointe à celle de l’ignorance (point besoin d’effort ni d’apprentissage pour sentir) ; la thèse de l’instantanéité (le travail esthétique s’effectuerait toujours in praesentia et se réduirait au seul jugement) ; la thèse de l’hédonisme dans ses deux versions : morale et socio-politique (le travail esthétique ne mériterait pas ce nom, car il appartiendrait à la sphère du divertissement ; et il serait l’apanage d’une classe opulente et oisive).
L’enjeu de la présente recherche est de montrer la quadruple fonction de l’acte esthétique : réponse à la provocation du sensible, sauvegarde de l’altérité, enrichissement et production du réel, instauration d’un lien substantiel entre les hommes. J’insisterai surtout sur le troisième point, ou plutôt sur son fil conducteur : comment et pourquoi l’acte esthétique s’inspire-t-il de la pratique des différents arts pour se rapporter au monde ? Il le poétise et le musicalise, le jardine ou le paysage, le peint ou le sculpte, l’architecture ou le chorégraphie. Voila non pas des métaphores vaines, mais les noms d’opérations rigoureuses, liées à des perspectives et à des problèmes bien précis.

Baldine Saint Girons est professeur de philosophie des XVIIe et XVIIIe siècles à l’Université de Paris X-Nanterre.

Bulletin 2007 101 4

Socrate et les socratismes (par Anne Baudart)

Conférence du 2 juin 2007 par Anne Baudart

Titre complet : Socrate et les socratismes. Du paganisme au christianisme, enjeux d’une fondation philosophique 

Anne Baudart
Anne Baudart

Pourquoi et comment choisir encore d’évoquer aujourd’hui la figure stellaire de Socrate, ainsi que certaines philosophies antiques ou modernes qui s’y rattachent directement ou indirectement, par un socratisme (ou un antisocratisme) délibérément affiché, païen ou chrétien, d’abord, puis plus distancé, infiniment travaillé, jouant à repousser parfois l’influence supposée du philosophe grec, condamné à mort par le tribunal populaire d’Athènes en 399 ?
D’où Socrate tient-il la force de son prestige incomparable ? D’une tradition qui en fait son « pivot » ? D’une modernité désireuse de panser ses ruptures et d’assigner au philosophe grec le rôle d’un fil, d’une chaîne quasi « sacrée », nouant une antiquité lointaine et une époque contemporaine ? Bergson, dans Les Deux Sources de la morale et de la religion , aime à voir en tout enseignant, en tout étudiant, en tout homme épris de sagesse, de vertu, de justice, de perfectionnement intérieur, un « Socrate vivant » et agissant. Socrate appartient, sans conteste, à l’histoire et à la métahistoire. Socle de la tradition « païenne », il fait son entrée, aux premiers siècles de notre ère, dans la littérature chrétienne pour y devenir soit un « précurseur du Christ », soit un garant de la supériorité de la sagesse grecque, mesurée à la sagesse chrétienne.
Enjeu – objet de lutte -, fétiche – objet de vénération ou de détestation -, Socrate fascine, intrigue, séduit autant qu’il irrite. Souvent, il se tient là où l’on ne l’attend pas, proche et lointain, familier et étranger, actuel et inactuel, vecteur incontesté d’une manière autre de vivre et de mourir, d’aimer et de cultiver le bien, le vrai, le juste, d’en partager les fruits avec les hommes. Il incarne une fondation morale, politique, spirituelle, qui n’en finit pas d’occuper le devant de la scène philosophique. Riche de ses « métissages » antiques et modernes, païens et chrétiens, il désigne une posture existentielle inlassablement questionnée et questionnante. Il livre à l’interprétation un faisceau d’intrigues à rebondissements.

Bulletin 2007 101 3

Qu’est-ce qui est vital ? (par Frédéric Worms)

Conférence du 17 mars 2007 par Frédéric Worms 

Frédéric Worms
Frédéric Worms

Poser la question  » qu’est-ce qui est vital ?  » semble relever d’une évidence et même d’une urgence en quelque sorte immédiate, et pourtant aussi d’un paradoxe et même de plusieurs paradoxes, dont le plus important n’est cependant pas celui qu’on croit. On reviendra donc, dans cet exposé, sur les paradoxes soulevés par la question, avant de tenter d’y répondre, et d’en montrer les enjeux, qui lui donnent en effet une portée elle-même vitale, aujourd’hui peut-être plus que jamais, au centre de ce que nous appellerions le moment présent en philosophie.

On présentera ici brièvement ces paradoxes, en indiquant seulement ensuite le mouvement qui sera suivi pour tenter d’y répondre. A peine en effet pose-t-on la question  » qu’est-ce qui est vital ?  » que, malgré son évidence apparente, d’autres questions semblent surgir, se bousculant presque. La première et la plus importante à nos yeux serait celle-ci :  » n’y a-t-il de vital que le minimum vital ?  » ; chacun de nous, si on lui posait directement la question, ne répondrait-il pas à celle-ci, en effet, non seulement par une liste de  » besoins  » vitaux apparemment minimaux et urgents, mais par une liste en quelque sorte  » supplémentaire « , y incluant même avant tout quelque chose comme des  » principes  » (la justice, par exemple) ? Le premier paradoxe, le plus fondamental peut-être, serait ainsi celui que nous appellerions du minimal et de l’extensif.

Mais le philosophe en ajoutera et même en intercalera une autre. Il dira :  » avant de dire ce qui est vital ne faut-il pas définir ce que c’est que le vital, sinon même ce que c’est que la vie ? « . Nous soutiendrons pourtant que ce paradoxe, loin d’être le premier, doit être posé en dernier, et ne pourra même être résolu qu’à travers celui du minimal et de l’extensif. Autrement dit c’est peut-être en prenant en compte toute l’extension de ce qui est vital que nous comprendrons ce que c’est que le vital, sinon ce que c’est que la vie. Telle sera en tout cas l’une des thèses du présent exposé.

On ne pourra pas cependant la défendre sans passer par un troisième paradoxe ou une troisième question, celle du positif et du négatif. Demander  » ce qui est vital  » n’est-ce pas aussi demander ce qui est  » mortel  » (par une étrange ambivalence de ces deux adjectifs, pas seulement en Français d’ailleurs) ? N’est-ce pas définir la vie non pas même par des choses mais par des manques, par des besoins, par des négations ? Ici aussi, nous soutiendrons pourtant que cette polarité, bien plutôt que cette négativité, est au contraire essentielle à la compréhension du vital, à condition qu’elle s’applique à lui dans toute son extension, qui seule lui donne sa portée non seulement normative, mais éthique et même politique.

Il faudra donc bien, après avoir brièvement approfondi ces paradoxes, tenter dans un deuxième temps de répondre à la question, c’est-à-dire de préciser la tension interne, dans celle-ci, entre le minimal et l’extensif (nous y distinguerons trois niveaux), avant, enfin, de montrer les enjeux de la question elle-même, tant sur un plan métaphysique, pour la compréhension de la vie, que sur un plan moral et même politique, par où elle rejoint bien les enjeux les plus constitutifs du présent.

Bulletin 2007 101 2

Sophistique, performance, performatif (par Barbara Cassin)

Conférence du 25 novembre 2006 par Barbara Cassin 

Barbara Cassin
Barbara Cassin

« How to do things with words ? » demande Austin. Il me semble que, d’une manière qui reste à problématiser, le discours sophistique est le paradigme d’un discours qui  « fait » , qui fait des choses avec des mots. Ce n’est sans doute pas un  « performatif » au sens austinien du terme, bien que le sens austinien varie considérablement en extension et en intention, mais c’est en tout cas un discours qui opère, qui a un  » effet-monde » .

C’est cet effet-monde que je voudrais penser, à partir de trois études de cas qui constituent à mes yeux une mise en pratique du logos sophistique. Il y va des trois types d’objets auxquels j’ai travaillé ces dernières années, et dont je voudrais tenter d’instruire ce qui les unit. La réponse étant quelque chose comme : le travail des discours, entre rhétorique et performatif. Soit :

1. La scène primitive Parménide / Gorgias, où l’on comprend la distinction entre discours fidèle et discours  » faiseur « , ontologie et phénoménologie d’une part, logologie de l’autre – on la comprend en même temps qu’on acquiert le soupçon et les moyens de remettre en cause la distinction au profit d’une logologie généralisée, c’est-à-dire de réévaluer l’ontologie comme discours qui fait, et même discours parfait, performance absolument réussie.

2. La   » Commission Vérité et Réconciliation » en Afrique du Sud, dont l’effet, visé et thématisé, était un faire au moyen de mots – mots, récits,  statements , pris dans un dispositif singulier ayant pour but de générer le  « peuple arc-en-ciel » , construire un passé commun, produire la réconciliation.

3. Le  Vocabulaire européen des philosophies, Dictionnaire des intraduisibles , dont le fondement, humboldtien, est la différence entre les mondes que produisent les différentes langues, l’impact du fait de la pluralité des langues sur la performance discursive. C’est donc ce rapport entre sophistique, performance et performatif que je voudrais tenter d’interroger.

Bulletin 2006 100 4 

La dernière métaphysique de Leibniz et l’idéalisme (par Michel Fichant)

Conférence du 20 mai 2006 par Michel Fichant 

Michel Fichant
Michel Fichant

La question de la nature et du sens d’un  » idéalisme leibnizien  » se trouve, depuis plus d’une vingtaine d’années, au centre d’un grand débat dans les études leibniziennes, principalement anglo-saxonnes. La conception la plus conséquente et la plus radicale d’un tel idéalisme a été exposée par Robert Merrihew Adams (Leibniz, Determinist, Theist, Idealist, 1994) :  » Le principe le plus fondamental de la métaphysique de Leibniz est que « il n’y a rien d’autre dans les choses que les substances simples et, en elles, les perceptions et les appétitions ». Cela signifie que les corps, qui ne sont pas des substances simples, peuvent seulement être construits à partir des substances simples et de leurs propriétés de perception et d’appétition  » (p. 217). Ce débat en rencontre un autre, qui porte sur la reconnaissance de périodes dans la formation de la métaphysique leibnizienne et sur le point de vue qui permet d’en rendre compte de la façon la plus adéquate : expression constante d’un  » Système de Leibniz  » invariant dans ses thèses et sa structure, ou plutôt recherche ouverte où l’invention conceptuelle ne se referme jamais sur une formule systématique unique ? En effet, ceux-là même qui ont voulu reconnaître une période des  » années moyennes  » (Daniel Garber), où Leibniz n’aurait pas adhéré à l’idéalisme, ont généralement concédé que la dernière métaphysique, celle qui se déploie proprement selon la thèse monadologique, est bien caractérisée finalement par cette adhésion.

Je me propose de développer les arguments suivants :

  1. Du point de vue génétique, la thèse monadologique répond bien originellement à la requête d’un fondement de la réalité des corps.
  2. Les développements de la métaphysique leibnizienne de la dernière période (après 1700) ne donnent pas congé à la recherche de caractérisation d’une vraie  » substance corporelle « .
  3. C’est la spécificité de ce qu’il appelle l’  » Organisme  » qui retient Leibniz de laisser le dernier mot à un idéalisme tel que celui qui lui est attribué. Si idéalisme il y a, il faut l’entendre en un autre sens.

Bulletin 2006 100 3

Après un siècle d’astronomie, quelle image du monde ? (par Pierre Léna)

Conférence du 21 janvier 2006 par Pierre Léna 

Pierre Léna
Pierre Léna

Le XXe siècle a été marqué par une formidable transformation de notre image du cosmos, grâce à la conjugaison de moyens d’observation d’une puissance inégalée, et des profonds renouvellements de la.physique à l’orée du siècle. Quel bilan de ces avancées peut-on donner aujourd’hui ? Quelles sont les directions nouvelles qui apparaissent ?
Nous tenterons de dessiner à grands traits ces révolutions, celles de l’observation comme celles de la physique, et d’en mesurer l’impact : dans notre vision du Système solaire et d’un univers en évolution, dans l’éventualité d’une existence de formes de vie ailleurs que sur Terre, dans les états totalement exotiques (trous noirs) ou inconnus (masse cachée) de la matière.
Ces transformations peuvent elles modifier en profondeur l’image que l’Homme se fait de lui-même, hasard de l’univers ou admirable, et responsable, étape d’un monde en devenir ?

Pierre Léna est professeur émérite à Paris-VII et membre de l’Institut.

Bulletin 2006 100 2

Une pensée non hiérarchique est-elle possible ? (par Daniel Parrochia)

Conférence du 19 novembre 2005, par Daniel Parrochia

Le concept de hiérarchie (de hiéros, sacré, et archè, principe), au départ dans la dépendance d’un lourd passé ecclésiastique – puisqu’il désigne originairement l’ordre des milices célestes (anges, archanges,

Daniel Parrochia
Daniel Parrochia

etc.) – en est venu à signifier, une fois sa laïcisation accomplie, toute espèce de subordination sérielle de personnes, d’objets, de faits ou d’idées, un ordre total ou partiel étant défini sur leur ensemble. L’idée de hiérarchie, déjà présente dans l’organisation des sociétés les plus anciennes (les  » classifications primitives  » de Durkheim et Mauss), reçoit alors une grande extension, pénétrant tour à tour le domaine de la politique, de la morale, de la sociologie ou encore de l’épistémologie.

Largement utilisée par les philosophes et les savants (taxinomistes ou théoriciens des systèmes), qui en ont fait un modèle de pensée et même du monde, la hiérarchie s’est vue opposer deux sortes de critiques : – Une critique de type politique qui, au nom d’une pensée libertaire, entend faire fond sur la puissance du moi (Max Stirner) ou l’existence du multiple pour renverser les ordres et leur substituer, non pas le désordre, mais une organisation dépourvue de centre, principe ou « chef  » (anarchie). – Une critique de type épistémologique, qui opposera aux formes hiérarchiques réputées rigides et simplistes (arbres) des structures supposées plus souples ou plus complexes (organisations réticulaires, rhizomes, enchevêtrements ; boucles ou structures paradoxales) ; Ces critiques n’ont pas toujours réussi à convaincre : en pratique, organisations sans chef et sociétés sans classes restent l’exception; en théorie, le développement de la logique moderne (fin XIXe, début du XXe siècle) a semblé au début plutôt confirmer la nécessité des hiérarchies (hiérarchie des types logiques de Russell, hiérarchie des ensembles de Zermelo-Fraenkel) garantes de la cohérence de la pensée (ou du maintien de cette cohérence le plus loin possible). Nous savons pourtant aujourd’hui, après la réinterprétation des travaux mathématiques de Paul Finsler par Peter Aczel, qu’il y a une alternative à cet univers. Une pensée non hiérarchique est logiquement et mathématiquement possible : c’est un théorème. Ce résultat amène deux types de questions : Sur le plan théorique, à quel prix obtient-on ce prodige ? Sur le plan pratique, est-ce à dire qu’une telle pensée puisse trouver des applications concrètes ? Et dans quels domaines ? L’image de la pensée (philosophique, scientifique, politique…) en est-elle alors changée ?

Daniel Parrochia est professeur à l’Université de Lyon-III.

Bulletin 2006 100 1

Logique et philosophie (par Elisabeth Schwartz)

Conférence du 21 mai 2005, par Elisabeth Schwartz

Faut-il à la logique aujourd’hui une philosophie ? Et le faut-il en un sens aussi nécessaire que dans les grands systèmes qui ont vu en elle un élément essentiel, voire constitutif, ou bien faudrait-il avec

Elisabeth Schwartz
Elisabeth Schwartz

l’avènement de la logique mathématique se résoudre à limiter l’intervention philosophique en logique au seul plan d’une épistémologie ? Epistémologie qui a pu recevoir au XXe siècle ses titres de noblesse, mais qu’une tradition aujourd’hui vivante dans toute la sphère dite analytique, a pu justement juger devenue inutile du fait de l’avènement de cette nouvelle logique ,qui la reconduirait au non sens ou à une vérité uniquement psychologique…

Il n’est peut-être pas assez tard, et le jour n’est peut-être pas encore tombé sur ce nouveau mariage de la logique avec la philosophie, pour qu’on puisse oser une réponse à cette question qui nous semble cependant bien actuelle ,On se propose de limiter la réflexion à quelques grandes heures de ce mariage, choisies en tant que déjà suffisamment éloignées de notre présent mais exemplaires, on le croit, des choix qu’il impose, ou devrait imposer à la raison philosophante.

Frege et Russell ont, chacun à leur manière, proposé de penser ce nouveau régime . Il est usuel d’y reconnaître les éléments d’une redéfinition de la philosophie du concept et de la question du réalisme. C’est aussi l’intervention de cette nouvelle logique qui creuse, au sein d’une même attention au renouveau des mathématiques, d’un large accord sur la question du psychologisme, ou de la critique des philosophies transcendantales kantienne et néo-kantienne, la différence des philosophies  » logicistes  » avec la phénoménologie husserlienne.

Cette étape dogmatique était solidaire d’une certaine conception de l’universalisme logique en ses rapports avec la formalisation mathématique, qu’il est apparu nécessaire de retravailler à la génération d’un Carnap et d’un Gödel, dont les résultats devaient si irréversiblement ébranler les imprudentes prédictions husserliennes en philosophie, et poser à la logique la question de l’internalisation de sa syntaxe. Mais ,à la philosophie de Carnap d’abord accordée avec le principe méthodologique husserlien de suspension de l’attitude naturelle ,la logique qui a d’abord donné une alternative non transcendantale, non subjective, à la tâche de constitution , offrira assez vite aussi ,et ce sera consacré par la réception américaine de l’œuvre, les moyens d’un renouvellement de la définition de l’empirisme. Logique, et à la gloire de la science, mais empirisme tout de même, et non pas rationalisme.

La mise à distance du rationalisme, qu’il soit confondu avec le subjectivisme empirique, comme l’est alors aussi l’idéalisme, ou réputé  » naïf « , indicible, ou inaccessible à titre de question externe à l’exercice formalisant de la logique elle-même, pose à la philosophie issue de la nouvelle logique la question de la possibilité d’une définition, ou même d’une pratique, de ce qu’il convient encore ou non de nommer la Raison.. Il y a quelques raisons de voir dans le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein les éléments d’un nouveau scepticisme, entendu en la radicalité de ses formes antiques, et qu’on proposerait de nommer cette fois non plus empirisme mais scepticisme logique. Non sans remarquer que ce thème entre en tension chez ce philosophe ,en ceci très différent de Carnap, avec les exigences d’une philosophie pratique, qui ne peut selon lui s’inscrire dans le cadre de la seule forme du monde des faits.

C’est donc en définitive cette question de l’apport de la logique mathématique à un renouveau du rationalisme, qui devrait se poser pour finir, si l’essor des  » méthodes logiques  » en philosophie , loin de travailler à ce renouveau , hésite aujourd’hui souvent entre un positivisme pragmatique de leur application aux œuvres de la science ou de l’action , et une conviction austère mais condamnée au silence philosophique , quelque hanté qu’il soit en son indécision par la mémoire d’une histoire pour laquelle il existe une nécessité de l’intelligible entendu comme l’autre face de la liberté de l’esprit.

Elisabeth Schwartz est professeur à l’Université de Clermont-II

Bulletin 2005 99 4

Matérialisme et naturalisme métaphysiques (par Marcel Conche)

Conférence du 19 mars 2005, par Marcel Conche

I. Par  » métaphysique « , j’entends un discours  » par raison naturelle  » (Descartes) au sujet du Tout de la réalité. Épicure est aussi métaphysicien que Platon. Le spiritualisme place l’Esprit absolu à l’origine des choses. Pour le naturalisme, il n’y a rien d’autre que la Nature. Le matérialisme est un naturalisme qui réduit la Nature à la matière. Quelle métaphysique est la vraie ? Il n’y a pas de décision rationnelle possible. La métaphysique se fonde dans la liberté. La liberté est ce sans quoi un jugement ne peut avoir un sens de vérité. C’est le point d’Archimède. Le matérialisme qui nie la liberté, nie sa propre condition de possibilité.

Il. Ma position métaphysique est le naturalisme non matérialiste. La Nature s’offre aux sens, dont le témoignage est irrécusable (cf. Lucrèce). Il ne faut pas scinder en deux la Nature, comme le font ceux qui opposent  » qualités secondes  » et  » qualités premières « . Il n’y a pas la nature apparente, celle de la perception, et la nature vraie, celle de la science. Le vert de l’arbre qui verdoie est dans la Nature.

III. La matière ne peut faire l’unité de la Nature, car la notion perd son sens au niveau subatomique. L’énergie, en laquelle la matière se résout, est un être mathématique. La physique quantique est immatérialiste.

IV. La notion de matière garde son sens au niveau macroscopique, avec l’opposition de l’animé et de l’inanimé, qui relève de l’expérience. Mais alors, elle manifeste son absence de valeur explicative : le matérialisme échoue à expliquer, à partir de la matière, la vie et l’esprit.

V. L’explication est à chercher au niveau de l’infime, de l’infiniment-petit physique, où règne la constante h de Planck. Un éléphant est un grand corps matériel (il est volumineux, pesant, etc.), mais en tant que vivant, il appartient au monde subatomique.

VI. Dans l’infini de petitesse se trouve la clé de la créativité de la Nature.  » Créativité  » signifie non-équivalence de la cause et de l’effet, causalité créatrice. L’homme libre, autocréateur, est en accord avec l’essence de la Nature. La prétendue contradiction entre la Nature et la liberté suppose une conception matérialiste de la Nature.

VII. La créativité de la Nature, qui n’est limitée que par elle-même, est infinie. La Nature, illimitée, forme non un ensemble ayant une unité de surplomb, mais une multiplicité inassemblable et non structurée. Mais s’il n’y a pas de structure de l’infini, il y a des structures dans l’infini. La Nature éclate en mondes innombrables, finis et structurés.

VIII. Pour la science, l’univers est un ensemble où tout se tient, c’est-à-dire un monde. La science est principe d’illusion, puisqu’elle finitise la Nature.

Bulletin 2005 99 2

La précarité de l’orthodoxie chrétienne (par Alain Besançon)

Conférence du 22 janvier 2005, par Alain Besançon

Mon essai repose sur l’assomption qu’il existe entre la religion  « naturelle » ou  « païenne » ,  la religion de l’Ancien Testament et celle du Nouveau une vaste zone de recouvrement. Que cependant ces trois religions qui se succèdent chronologiquement ont un champ de vision inégal, la seconde prétendant comprendre plus de choses que la première et la troisième plus que la seconde. Je tiens qu’au sein d’un système religieux donné il existe un point d’équilibre où toutes les parties sont en correspondance et en harmonie sans qu’on puisse ajouter ou retrancher sans dommage quelque chose d’hétérogène. Ce point je l’appelle l’orthodoxie.

L’orthodoxie païenne se règle sur l’ordre du monde. Son point culminant est dans l’exercice de la philosophie. La fin de l’antiquité voit s’opérer une sorte de fusion des différentes écoles dans une religiosité commune. Cette orthodoxie n’est pas dogmatique. Chacun est libre de choisir le système qui lui convient le mieux et où il peut mettre son espérance de bonheur. Cependant il existe des religions où l’ordre du monde paraît perdu de vue et qui font entrer dans ce que j’appelle l’hétérodoxie païenne. Le test est en général les sacrifices humains et l’idolâtrie. Hume estime que le monothéisme peut n’être pas une rupture, mais une continuation, ou une concentration du polythéisme sur un dieu privilégié déclaré unique. Le cas de l’Islam peut être envisagé comme un cas extrême d’un monothéisme païen qui se cache derrière un refus absolu de l’idolâtrie polythéiste. Je l’analyse comme la religion naturelle du Dieu révélé, ou comme une idolâtrie du Dieu d’Israël.

L’orthodoxie juive s’est formée avant le christianisme et s’est fixée en milieu pharisien en défense contre l’anéantissement romain et contre la tentation du christianisme. La question à laquelle je m’efforce de répondre est celle-ci : le judaïsme post-chrétien a-t-il intégralement sauvegardé l’orthodoxie qui était la sienne au moment de l’événement messianique, tant du côté de l’ordre du monde que de la révélation dont il avait été favorisé ? La réponse est évidemment positive en ce qui concerne la prière et le culte synagogal. Elle est plus nuancée en qui concerne le Talmud et la Kabbale. Je discute les points de vue du Grand Rabbin Adin Steinsaltz et d’Emmanuel Levinas. L’orthodoxie chrétienne, qui, comme la religion de l’Ancien Testament, repose sur la foi, sur la confiance en la parole de Dieu, est nécessairement fragile, d’autant qu’elle ne peut s’appuyer ni sur la tradition déjà fixée du judaïsme, ni sur l’étude de la Thora intangible, ni sur l’appui d’un peuple aux frontières nettement délimitées. Le christianisme a donc dû recourir à une gamme de moyens pour se défendre contre la décomposition de sa foi. Je distingue les moyens  » intrinsèques  » qui se développent à l’intérieur de la foi et dans sa logique même, et les moyens  » extrinsèques  » qui peuvent être appelés de l’extérieur. Ces derniers ont été principalement l’appel au pouvoir politique et l’association avec le sentiment national. Ces étais ou ces contreforts n’ont pas toujours été suffisants, bien au contraire, pour sauvegarder l’orthodoxie. De plus ils se sont tous écroulés à l’époque moderne. Ce qui fait que l’Eglise chrétienne, née toute nue et exposée à tous les vents, se retrouve deux mille ans plus tard dans la même situation.

Bulletin 2005 99 1