Déclarations et hommages

Jean-François Mattéi

24 mars 2014. Nous apprenons avec une grande tristesse le décès de Jean-François Mattéi, professeur émérite à l’université de Nice-Sophia Antipolis et membre de l’Institut universitaire de France.
La conférence qu’il devait donner devant la Société, initialement programmée le 22 mars, avait pour titre « Du réel au virtuel : Platon et la modélisation des simulacres ». C’est avec un souvenir ému que nous convions les visiteurs de ce site à lire ou à relire ci-dessous la présentation argumentée qu’il nous avait fournie pour l’annonce de la conférence.
On lira à la suite le bel hommage que lui rend Bernard Bourgeois, président d’honneur de la SFP.
La SFP présente à Mme Mattéi et à tous ses proches ses sincères condoléances.

Jean-François Mattéi. Du réel au virtuel : Platon et la modélisation des simulacres
« Paul Valéry disait de la caverne de Platon qu’elle était la plus grande chambre noire jamais réalisée. Mais l’auteur de La République et du Timée n’est pas seulement le précurseur de la photographie et du cinéma qui diffusent leur flux incessant d’images. Il est le penseur qui a ordonné la structure mimétique du monde en distinguant les trois niveaux du modèle idéal, de la copie-icône et de la copie-idole. Or, notre temps semble supprimer cette hiérarchie et justifier la révolte des images. Censées représenter le réel, comme des icônes, elles se sont mises à le simuler, comme des simulacres, au point de le subvertir pour constituer des mondes virtuels et autonomes. Gilles Deleuze saluait dans ce processus fantasmatique  » la plus innocente de toutes les destructions, celle du platonisme « . L’avènement des simulacres constituerait ainsi le renversement de la hiérarchie entre la réalité et ses images instituée il y a 2 500 ans par Platon. Jean Baudrillard a reconnu également, cette fois pour la dénoncer,  » la précession des simulacres  » qui aboutit à la simulation d’un monde hyperréel dans lequel la copie précède le modèle, comme si la carte précédait le territoire au point de se substituer à lui. Il rejoignait par là l’intuition platonicienne selon laquelle les images tirent leur statut équivoque, non pas de leur propre simulation, mais d’une modélisation primitive. Loin que les réalisations actuelles de la science et de la technique témoignent d’une victoire des simulacres, en premier lieu au cinéma, la virtualisation des images révèle la primauté des modèles rationnels. C’est ce triple jeu permanent de la modélisation, de la représentation et de la simulation qui permet à la modernité tardive, non pas de renverser le platonisme, comme le répètent à l’envi les déconstructeurs de la métaphysique, mais d’en établir paradoxalement la vérité. Platon reste irréfutable. »

Hommage à Jean-François Mattéi, par Bernard Bourgeois, président d’honneur de la Société française de philosophie, 25 mars 2014
Jean-François Mattéi vient de nous quitter, emporté par la brutalité de la maladie. Méditerranéen – né en 1941 à Oran – il le fut aussi par son constant séjour marseillais et son enseignement à l’université de Nice, même à travers l’exercice de ses nombreuses responsabilités nationales dans l’institution universitaire (il était membre de l’Institut universitaire de France et dirigea les Volumes III et IV de l‘Encyclopédie philosophique universelle : Les œuvres philosophiques, Le Discours philosophique). Mais sa pensée elle aussi, celle d’un métaphysicien attaché à fonder ou refonder sur l’être les manifestations culturelles de l’humanité, tentées de s’égarer dans le nihilisme des simulacres, s’ancra dans l’ontologie méditerranéenne du Sophisteplatonicien (L’Etranger et le simulacre, 1983), se rappelant à elle-même, sur le tard, chez Nietzsche et Heidegger (L’ordre du monde, 1989). Alors, la grande alliance, sous la justice de la transcendance, de celle-ci et de la belle immanence, du Ciel et de la Terre, des dieux et des mortels, ordonna toute la culture européenne, dont le regard théorique et critique universel, plénier, jugea toutes les choses humaines, et d’abord les cultures. Mais la raison moderne, croyant s’universaliser et s’absolutiser en intégrant en elle son Autre – auparavant rejeté hors d’elle – se relativisa et se repentit en se faisant essentiellement critique d’elle-même. Se coupant de la transcendance de l’être, elle se fragmenta et détruisit dans tous les domaines, de la philosophie à la politique, laissant place au chaos, au désordre, à l’immonde, à la barbarie (La barbarie intérieure, 1999 ; Le regard vide, 2007). Cependant, le monde aura le dernier mot, et si, à la tombée du jour, les prétendants modernes à la philosophie tendent encore la coupe à Socrate, le platonisme ne pourra pas ne pas revenir, car la seule fin digne de la pensée est bien le retour à l’origine. Dans une telle foi, indignons-nous, certes (De l’indignation, 2005), mais hors de toute posture simplement négative, dans l’affirmation primaire de la dignité de l’homme, qui tient avant tout, conclut Mattéi reprenant Platon, à sa faculté d’admiration. Célébrant avec éclat la grande convergence platonicienne, dans l’Être, du vrai, du beau et du Bien, Jean-François Mattéi a pratiqué et illustré la philosophie, dans l’enthousiasme, mais aussi avec courage, comme le chemin vers la sagesse.