L’homme et l’animal, colloque du 14 octobre 2009
Sommaire
- Conférences
- Georges Chapouthier, neurobiologiste et philosophe, directeur de recherches au CNRS : « En morale et en esthétique, sommes-nous des philosophes ou des singes? »
- Florence Burgat, directrice de recherches à l’INRA : « Le monde de la vie et ses sujets de conscience »
- Jean-Yves Goffi, professeur à l’université Pierre Mendès France, Grenoble 2 : « Quand les conséquentialistes s’approprient le darwinisme : l’exemple de P. Singer »
- Elisabeth de Fontenay, maître de conférences émérite université de Paris 1 : « Declinamus… la leçon de Lucrèce sur l’homme et l’animal »
- Table ronde : « La bête »
- Thierry Gontier, professeur à l’université Jean Moulin, Lyon 3 : « Animal et animalité : la querelle des classiques et des post-modernes »
- Jean-Luc Guichet, directeur de programme Collège international de philosophie
- Lakshmi Kapani, professeur émérite, université Paris 10 Nanterre
- Francis Wolff, professeur à l’ENS Ulm
- François Frimat, professeur de Première supérieure, Lycée Watteau de Valenciennes
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Colloque du 14 octobre 2009. Intervenants: Georges Chapouthier, Florence Burgat, Jean-Yves Goffi, Elisabeth de Fontenay, Thierry Gontier, Jean-Luc Guichet, Lakshmi Kapani, Francis Wolff, François Frimat.
La liste des textes intégraux en téléchargement se trouve au bas de cette page.
Conférences
Georges Chapouthier, neurobiologiste et philosophe, directeur de recherches au CNRS : « En morale et en esthétique, sommes-nous des philosophes ou des singes? »
Il y a trois grandes manières de concevoir les places respectives de l’être humain et de l’animal : l’animal humanisé, l’animal-objet et l’animal-être sensible. C’est cette dernière conception qui est la plus en accord avec la biologie d’aujourd’hui. Etre sensible comme les (autres) animaux, proche parent des chimpanzés, capable de partager les maladies des bêtes, l’être humain est clairement un animal en ce qui concerne sa « nature ». En outre, les résultats de l’éthologie montrent qu’existent aussi, chez les animaux, de nombreuses ébauches des « cultures » humaines : outils, règles cognitives, langages et même proto-morales et proto-esthétiques. Comment dès lors situer notre espèce ? Sommes-nous des philosophes ou des singes ? La réponse proposée est unitaire : notre morale et notre esthétique ont clairement des racines animales, forgées par l’évolution des espèces, mais l’espèce humaine leur donne un mode de fonctionnement qui lui est propre. Nous bénéficions donc d’une combinaison harmonieuse de racines biologiques et d’une manière proprement humaine de les traiter. Ce caractère unitaire se retrouve dans le fonctionnement de nos hémisphères cérébraux, dichotomiques et humiens par construction, mais qui fonctionnent en harmonie et donnent à l’être humain une manière particulière de traiter morale et esthétique. Aux spécificités purement humaines de traiter morale et esthétique, il faut ajouter le caractère « néoténique » de notre espèce, « juvénile » et adaptable à tout, en bien comme en mal, et, lié à notre cerveau très performant, un sens aigu de la durée, de l’avenir, voire de la projection dans l’imaginaire. Entre l’homme et l’animal, il y donc à la fois une forte continuité et une certaine spécificité culturelle, si l’on prend bien soin d’affirmer ici le primat de la continuité. Nous sommes à la fois des singes et des philosophes. Et ce dernier statut devrait nous amener à davantage de responsabilité morale dans la manière de traiter les (autres) animaux.
G. Chapouthier est l’auteur de Kant et le chimpanzé – Essai sur l’être humain, la morale et l’art, Paris : Belin, 2009.
Florence Burgat, directrice de recherches à l’INRA : « Le monde de la vie et ses sujets de conscience »
On examine les cinq points suivants :
- Les animaux font l’objet d’une rencontre dans le monde de la vie. Ils sont là, nous avons avec eux des relations, leur présence s’impose à nous.
- Qu’est-ce que le monde de la vie et le monde environnant des animaux ?
- A quoi puis-je reconnaître que les animaux sont des sujets-de-conscience ? Les animaux sont des corps de chair qui se comportent de manière à fois changeante et cohérente. On insiste, dans le prolongement « à rebours » d’une réflexion sur La Structure du comportement de Merleau-Ponty, sur l’importance conférée par Husserl au comportement. Il écrit en effet : « l’organisme (Leib) étranger s’affirme dans la suite de l’expérience comme organisme véritable uniquement par son « comportement » changeant, mais toujours concordant » et il ajoute : « ce comportement a un côté physique qui apprésente du psychique comme son indice » (Méditations cartésiennes, § 52).
- Comment ai-je accès à ces « subjectivités étrangères » ? On s’appuie notamment sur le § 55 des Méditations cartésiennes où s’affirment le thème de l’anormalité des subjectivités étrangères et le problème de leur reconstruction empathico-analogique : « Les animaux sont essentiellement constitués pour moi comme « variantes » anormales de mon humanité ».
- Enfin, les animaux forment-ils des communautés ayant conscience d’elles-mêmes ? Vivent-ils dans le « nous » générationnel et historique ?
Jean-Yves Goffi, professeur à l’université Pierre Mendès France, Grenoble 2 : « Quand les conséquentialistes s’approprient le darwinisme : l’exemple de P. Singer »
Comme on pouvait s’y attendre, il existe toutes sortes de tentatives visant à aller au-delà de cette opposition, ou au moins de la réduire. L’une d’entre elles, dans le cadre d’une naturalisation de l’éthique, vise à chercher dans le comportement de certains animaux les manifestations d’une protoéthique. Ce type de recherche n’est jamais entrepris sans présupposés relatifs à la nature même de l’éthique.
On s’intéresse à la façon dont P. Singer, dans son ouvrage The Expanding Circle. Ethics and Sociobiology, Oxford, OUP, 1981, aborde la question de l’altruisme. Élève de R. Hare, P. Singer procède en conséquentialiste, mais dans le cadre d’un prescriptivisme universel élargi. Il reprend à son compte les explications de parentèle et de l’altruisme réciproque telles qu’elles ont été avancés par ces disciples atypiques de Darwin qu’on trouve dans le champ de la sociobiologie. Mais il estime impossible de réduire à une forme quelconque d’altruisme « naturel » l’altruisme éthique inséparable de la posture proprement morale. On trouve bien dans le monde animal une esquisse de l’éthique, mais certainement pas des règles qu’il suffirait de déchiffrer pour les mettre ensuite en œuvre. Proclamant ainsi, en termes peut-être plus familiers, l’irréductibilité de la culture à la nature, P. Singer est, du même coup, lavé de tout soupçon de vouloir réhabiliter une forme quelconque de darwinisme social. Pour autant, l’universalisme de son éthique ne va pas sans soulever de sérieuses difficultés, dont on se fait l’écho.
Elisabeth de Fontenay, maître de conférences émérite université de Paris 1 : « Declinamus… la leçon de Lucrèce sur l’homme et l’animal »
(En attente)
Table ronde : « La bête »
Thierry Gontier, professeur à l’université Jean Moulin, Lyon 3 : « Animal et animalité : la querelle des classiques et des post-modernes »
Que la bête constitue un défi herméneutique pour la raison humaine, c’est là un » trope » du scepticisme depuis Sextus Empiricus, repris entre autres par Montaigne, dirigé contre une tradition dogmatiste et anthropocentriste de la philosophie. La bête est-elle cependant totalement inconnaissable ? Descartes a tenté de relever le défi. Contrairement aux accusations de Derrida, reprises de façon récurrente dans la littérature post-moderne, Descartes est bien loin de partir d’une position de principe anthropocentriste et « négative à l’endroit de l’animal ». Le rejet des causes finales hors de la science interdit que la question soit même posée de savoir ce qui est plus digne, de l’homme ou de l’animal, pour qui le monde a été fait, et qui a droit à la royauté sur le monde. Dans ses lettres à Chanut et à la Princesse Élisabeth, Descartes donne aussi un sens moral à ce refus. La question pour Descartes n’est pas une question de principe : elle est une question de fait : de par sa nature, elle relève de la physique et ne peut être résolue que par une sémiologie complexe du comportement.
Cette question n’est pas de savoir si l’animal accomplit ou non des actions rationnelles, mais de savoir si la raison qui préside aux actions de l’animal est bien la « sienne », et non celle d’un agent externe. La machine apparaît à cet endroit, comme le type clair d’un faux agent, produisant des actions rationnelles sans les produire par soi. Seul celui qui sait lever l’illusion de spontanéité de l’automate est aussi capable de répondre à la question de la nature des animaux. De là découle un protocole élaboré d’expériences. Celui-ci ne saurait s’appuyer sur les seules actions « réussies » de l’animal, mais bien plutôt sur la cohérence globale entre les actions « réussies » et les actions « ratées ». Là se trouve le test décisif. L’animal « manque » ses actions d’une autre façon que l’homme : alors que l’homme réussit plus ou moins ses actions témoignant par là agir selon une raison imparfaite, mais universelle, l’animal soit les réussit totalement soit les rate totalement, témoignant par là agir selon une raison parfaite mais spécialisée. Il est vrai que notre approche de l’animal n’est seulement scientifique, mais aussi, et peut-être principalement symbolique : l’homme n’est sans doute pas une bête, mais il est celui qui se réfléchit dans les bêtes, pour construire pour ainsi dire sa propre « animalité ». Cette relation symbolique que nous entretenons à l’animal est sinon anthropocentriste, tout du moins pleinement anthropomorphique : on peut dire en ce sens qu’il n’y a d’animalité que de l’homme et que celle-ci est non une donnée naturelle et immédiate, mais le fruit d’une construction.
Il est ici impossible de réduire l’animal à une figure simple – comme par exemple celle de la nudité, de l’hébétude ou de la souffrance silencieuse. Une figure qui a été trop oubliée par la post-modernité est celle de l‘oikéiôsis en son sens stoïcien : l’animal est ainsi saisi chez les stoïciens comme un être qui possède une forme d’intériorité, étant mû par une représentation de la normalité de sa constitution. Cette figure de l’animal offre une perspective pour l’homme bien différente de celle d’un Jakob von Uexküll, pour qui ce qui caractérise l’animal est son hébétude et sa captation par le milieu ambiant – éthologie développée sur la plan philosophique et anthropologique par Heidegger puis par Derrida, Sloterdijk ou Agamben, pour aboutir à une « éthique » suspecte de la déprise de soi. L‘oikéiôsis stoïcienne trace un modèle d’animalité pour l’homme plus riche, complexe et fécond du point de vue éthique que celui de la Gennomenheit sous ses différentes figures post-modernes.
Jean-Luc Guichet, directeur de programme Collège international de philosophie
Faut-il être anti-spéciste ?
Sous la pression de plusieurs facteurs, le questionnement de l’homme sur l’animal – apparemment indispensable à sa définition de lui-même – prend de nos jours une orientation de plus en plus morale. D’un côté, en effet, les sciences ont révélé la proximité des capacités de certaines espèces avec l’homme et la profondeur de leur lien phylogénétique, et, de l’autre, les formes d’exploitation des ressources vivantes ont connu une mutation industrielle artificialisant à l’extrême la condition animale. Ces deux évolutions ayant suscité une contradiction difficile à soutenir, le problème moral s’est avivé et a fini par remettre en question de façon plus radicale que jamais le statut humain. Une formulation particulièrement provocatrice de la question est celle de l’argument dit des cas marginaux, avancé par des auteurs anglo-saxons tels l’utilitariste Peter Singer et le déontologiste Tom Regan. Selon cet argument, le raisonnement traditionnel consistant à fonder un droit humain supérieur à celui des bêtes sur une supériorité des capacités peut être pris en défaut si l’on donne à choisir entre la vie d’un animal très évolué comme un chimpanzé et celle d’un humain diminué tel un handicapé mental profond, un vieillard sénile ou un bébé : la réaction ordinaire qui favorise l’humain marginal ne peut en effet se justifier sans contradiction puisque la supériorité revendiquée est clairement défaillante ici. Il devient alors tout à fait évident aux yeux des partisans de cet argument que la préférence humaine ne repose finalement que sur un » spécisme « , c’est-à-dire un égoïsme d’espèce au fond analogue au racisme. A l’inverse, la communication présentée cherche à défendre l’idée que cette préférence, loin d’être le fait d’un apparentement biologique aveugle, se fonde sur la notion tout à fait différente de communauté morale : celle-ci advient spontanément et nécessairement au sein d’une communauté de langage en engendrant une solidarité symbolique qui attache de façon indivisible ses membres les uns aux autres quelles que soient leurs capacités individuelles de fait. Cependant, une conséquence peut-être inattendue de cette idée est qu’une telle communauté, loin d’être en droit la propriété exclusive de l’homme, s’étend par nature à tous les êtres créateurs de langage et devrait donc logiquement englober tous les animaux qui y accéderaient effectivement comme espèces…
Lakshmi Kapani, professeur émérite, université Paris 10 Nanterre
Figurant en tête de la liste des animaux dignes d’être offerts dans un sacrifice védique, l’homme (brâhmanique) est plutôt défini comme étant un « animal sacrificiel » (pashu), non pas seulement comme un « animal politique » (Aristote) ou encore un « animal métaphysique » (Schopenhauer), ce qu’il est sans aucun doute. L’importance accordée à la raison, au logos, dans la tradition gréco-européenne et judéo-chrétienne introduit une trop grande distance entre l’homme et l’animal. Au lieu de mettre en avant son évidente singularité et supériorité par rapport à l’animal, sa rationalité, la tradition indienne met en avant son rapport avec le « faire » et le « savoir faire « , puis, en fin de compte, sa capacité de se « défaire » de tout ce qui a été fait et appris, pour retrouver son innocence originaire proche de celle d’un enfant et d’un animal. Par décision personnelle, l’homme sait choisir entre l’agir et le non-agir lucide.
Cuire (et pas seulement le rire, Bergson) est le propre de l’homme dans l’optique brâhmanique et par ce biais purifier, parfaire, transformer (les aliments). L’animal ne cuit pas sa nourriture. « Se cuire » par la « chaleur interne », par le « feu de l’ascèse » (tapas) également, afin de se purifier. Possédant des mains, privilège humain, (tous les animaux ne l’ont pas), l’homme entretient un rapport spécifique avec la Nature lorsqu’il cultive la terre, de même qu’avec la Culture lorsqu’il se cultive et se consacre aux œuvres d’art. Ce faiseur de manuscrits, de statues et de temples, pourra devenir un « faiseur de gué » (jinisme), quittant la « maison » pour la « non-maison » (bouddhisme). La main, c’est aussi la saisie, la « prise », l’appropriation (upâdâna). Le « lâcher prise » s’apprend gommant le sens du « mien » et de la propriété.
Une fois passé du monde de l’engagement au (non-) monde du renoncement, l’ascète s’acharnera à brûler les semences de la parole et de la pensée gisant sur le sol psychique moyennant le feu de la connaissance. Une autre entre ces pashus, plutôt métaphysique celle-ci, aux répercussions éthiques et morales. C’est le même souffle vital (prâna) ?l’anima?, le même « Soi » (âtman : « âme ») qui les anime, n’étant autre que le Brahman : Etre Originaire, Principe Absolu, Soi Universel. Le noyau ontologique ou l’âtman est le « même » (samam) dans tout ce qui vit. D’où le principe éthique de la « non-violence » (ahimsâ, l’absence de nuisance et de cruauté à l’égard de tous les êtres vivants), cher au Mahâtma Gândhi. D’où également le végétarisme indien.
Pays des Vaches sacrées, d’un dieu à tête d’éléphant (Ganesh), d’un dieu Singe (Hanumân), etc., l’Inde ne cesse d’intriguer l’Occidental. Point d’écart drastique entre le divin, l’humain, et l’animal, comme en témoignent les « incarnations » (avatâra) animales de dieu Vishnu ou encore les Récits des naissances antérieures (animales et d’autres) de Siddhârtha Gautama le Bouddha, les fameux Jâtakas.
Dans le registre pan indien de la croyance dans la Loi du karman (actes bons et mauvais avec leurs conséquences à éprouver par l’auteur responsable) et de son corollaire la doctrine de la transmigration (samsâra), naître animal fait partie d’une mauvaise destinée (gati). C’est une condition subie. La naissance humaine est la plus précieuse, (supérieure même à la condition divine passive, correspondant à l’expérience affective des conséquences des actes passés), car c’est uniquement dans celle-ci qu’un être vivant, qui est alors doté d’intention et de délibération (cetanâ) peut activement et directement intervenir dans le cours de son destin pour en changer la donne. Paradoxalement, l’ascète renonçant, mort à son ego et au monde civilisé, en quête du Principe Divin, axé sur le but suprême qu’est de fusionner avec l’Absolu Impersonnel, ressemble fort dans sa manière d’être et de se comporter à un animal. « Sans projets », alors que « l’homme est projet » (kratu-maya purusha, Chândogya-Upanishad III, 14, 1), sans idées, loin des interdits, loin du temps et de l’histoire (alors que c’est l’unique animal sachant » ce que c’est que demain « selon le Veda), le sage vit dans un perpétuel présent tout comme l’animal. Dans la solitude des forêts et des montagnes sauvages, se contentant de racines déterrées ou de fruits tombés, mangeant à la « manière des vaches » ou à la « manière d’un python », paisible dans le silence verbal et mental », il se rapproche de l’innocence originaire. Libéré dès cette vie, celui-ci opère une sorte de micro cosmogonie, sorti qu’il est désormais de la prison du Grand Temps Cosmique, représenté comme cyclique et circulaire. Ce n’est nullement la fin du monde. C’est seulement la fin de la bêtise humaine.
Francis Wolff, professeur à l’ENS Ulm
(En attente)
François Frimat, professeur de Première supérieure, Lycée Watteau de Valenciennes
(en attente)