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Pour introduire en philosophie le concept de stridence (par Michèle Cohen-Halimi)

Conférence du 25 janvier 2014 par Michèle Cohen-Halimi

Le concept de stridence (emprunté aux Voix du silence de Malraux) sert à définir une nouvelle méthode d’écriture de l’histoire de la philosophie. Cette méthode, comme il est de rigueur, a surgi a parte post, à partir d’une étude approfondie de la non-réception française de la métaphysique d’Adorno – non-réception qui excède ce que Foucault parlant de Cassirer a pu nommer  » le système présent (solide, consistant, bien protégé) de nos petites ignorances françaises  » (DE I, 545). Ce n’est pas de cette étude qu’il sera question, mais de la méthode dont elle a permis l’invention. Cette méthode part d’un constat négatif : les historiens de la philosophie restent trop souvent débiteurs de ce dont ils prétendent s’émanciper, les motivations individuelles des auteurs, les accidents biographiques et toutes les figures subjectives et contingentes d’une prétendue autonomie de la pensée, qui empiègent l’analyse des œuvres dans les schèmes de la causa sui et du fondement du savoir. Il s’agira par contraste de s’émanciper résolument des concepts malheureux d’intention et de rationalité autonome. La méthode de la stridence se donne pour point focal un conflit doctrinal entre deux philosophes, conflit dont elle s’assure qu’il a eu des effets d’après-coup et dont elle dessine le premier périmètre spatio-temporel pour suivre ensuite par perspective transversale les effets de thèse et les bougés conceptuels qu’il provoque dans les œuvres des deux philosophes. Plutôt qu’un antagonisme on étudie l’agonisme et la rétivité essentiels de la pensée, on porte au jour les limites nouvelles du dit et du non-dit qui ne préexistent jamais à la partition qui les définit, on montre les pensées penser par provocations, différenciations mutuelles et déplacements successifs depuis une nappe non cachée mais invisible de discours et de mots, d’énoncés et d’affirmations dont il s’agit de démontrer le rapport d’entre-écoute, c’est-à-dire de stridence. Cette méthode ambitionne donc de reconstruire une rationalité a-subjective et événementielle de l’histoire philosophique.

Michèle Cohen-Halimi est Maître de conférences, habilitée à diriger les recherches, à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense (Paris X).

Bulletin 2013 107 4.

L’Encyclopédie et nous

Demi-journée d’étude du 12 octobre 2013

Avec F. Markovits, B. Bourgeois, A. Cohen, M. Parmentier, B. Saint-Sernin

1 – Conférences :

  • Francine Markovits (professeur émérite Paris Ouest Nanterre La Défense, directrice de la revueCorpus) : L‘Encyclopédie : doctrine ou débats ?
  • Bernard Bourgeois (professeur émérite Paris I, membre de l’Institut, président d’honneur de la Société française de philosophie) : L’Encyclopédie hégélienne et son actualité

 

2 – Table ronde, avec :

  • Arthur Cohen (philosophe, directeur des Editions Hermann) : Éditer l‘Encyclopédie aujourd’hui
  • Marc Parmentier (maître de conférences habilité à l’univ. Lille 3) : Wikipédia : une communauté d’encyclopédistes ?
  • Bertrand Saint-Sernin (professeur émérite Paris IV, membre de l’Institut) : Un siècle après l‘Encyclopédie de Diderot: Cournot.

Journée publiée dans le Bulletin de la Société française de philosophie, 2014 108 2.

Esquisse d’une critique de la raison humoristique (par Daniel Schulthess)

Conférence du 1er juin 2013 par Daniel Schulthess 

Daniel Schulthess
Daniel Schulthess

Parmi les traits saillants du rire, nous retenons – afin d’entrer dans notre sujet – son aptitude à administrer une sorte de punition. Henri Bergson, reprenant une formule traditionnelle, notait ainsi que  » le rire châtie les mœurs  » (Le Rire I. 2). Sous cet angle, le rire véhicule de façon tout à fait originale et simultanée une évaluation de l’objet du rire (évaluation dépréciative à sa façon) et une sanction immédiate, sans sursis ni délai. Par cette réalité biface, le rire constitue une conduite d’une nature bien spécifique. Le pivot de notre propos est le suivant : en tant que conduite, le rire est lui-même passible d’une évaluation (du genre de celles qu’on applique aux punitions), une évaluation de second ordre, pour ainsi dire : le rire est approprié ou non, acceptable ou non, mérité ou non. Cela en fonction principalement de l’objet du rire. Nous nous proposons d’identifier quelques-unes des normes qui peuvent sous-tendre une telle évaluation de second ordre. Nous postulerons ensuite que de tels jugements s’appliquent aussi à l’humour, en tant qu’il tend à susciter le rire dans telle ou telle situation. Les normes que cette façon de cadrer les situations permet d’identifier sont fortement contextuelles, et leur statut est d’abord positif et social : nous pouvons les décrire sans y souscrire. Certes elles ne manquent pas d’une autorité bien marquée ; autorité disputée à différents titres cependant, car les vertus critiques de l’humour et du rire sont évidentes. Nous nous demanderons quels conflits de normes peuvent exister sur ce plan du second ordre, venant configurer une sorte mineure de dialectique. La présence de conflits de normes nous incitera à nous demander comment ils peuvent être résolus.

Daniel Schulthess est professeur d’histoire de la philosophie à l’Université de Neuchâtel (Suisse). Voir la page internet. Depuis 2010, il préside l’Association des Sociétés de Philosophie de Langue Française (ASPLF).

Bulletin 2013 107 3

Le citoyen du monde. Prolégomènes à une philosophie du cosmopolitisme (par Pierre Guenancia)

Conférence du 23 mars 2013 par Pierre Guenancia

Pierre Guenancia
Pierre Guenancia

La célèbre expression de citoyen du monde par laquelle les philosophes stoïciens désignaient l’appartenance de tous les hommes à un même monde qui serait comme une grande cité peut laisser penser que le monde est une grande cité, et que les cités sont des petits mondes. Cette analogie monde/cité dissimule, nous semble-t-il, ce que le monde a de fondamentalement différent d’une cité, ce par quoi même il doit être considéré comme une anti-cité, c’est-à-dire une référence qui permet aux hommes d’échapper aux lieux et aux identités qui semblent les définir de prime abord. Le monde est plutôt la dimension par laquelle les hommes se libèrent de ce qui les circonscrit dans un espace et dans une culture déterminés. C’est cette dimension de liberté ou de libération par rapport aux identités politiques au sens large que nous chercherons à dégager, sans chercher à cacher qu’il s’agit pour nous de défendre une conception de l’homme et de son rapport au monde, qui est le vrai contenu de l’idée cosmopolitique, née avec la philosophie et inséparable de l’idée même de philosophie. Certes, le cosmopolitisme que nous cherchons à défendre n’est pas celui que l’on attribue aux philosophes de l’antiquité. La cité ne peut pas être le  » type  » de l’idée de monde. Mais il ne faut pas non plus mettre un abîme entre ces deux idées, et céder ainsi à l’historicisme en ramenant le concept de monde à celui de conception du monde. C’est en ce sens qu’il nous paraît possible de maintenir le concept de citoyen du monde, même si, pour nous, il se présente davantage sous la forme d’une idée critique, comme un horizon de liberté, que sous la forme intuitive et positive qui fait se correspondre monde et cité, différents seulement par leur taille. Par sa seule présence l’horizon ou la pensée du cosmopolitisme limite la validité et rend possible la confrontation des ordres particuliers, qui apparaissent ainsi comme la variation possible dans certaines limites de l’appartenance des hommes à un même monde. L’idée du cosmopolitisme n’est pas le prolongement et l’extension au monde tout entier de la forme de l’État, mais, au contraire, la norme transcendante et nécessairement indéterminée dont s’autorise et peut se revendiquer la critique de toutes les formes anormales de l’exercice du pouvoir politique sur les hommes, où qu’ils soient et quels qu’ils soient.

Pierre Guenancia est professeur d’histoire de la philosophie moderne à l’université de Bourgogne. Voir lapage web consacrée à Pierre Guenancia sur le site du Centre Georges Chevrier.

Bulletin 2013 107 2

Proximité et lien social, ou : comment vivre avec ses voisins? (par Hélène L’Heuillet)

Conférence du 26 janvier 2013 par Hélène L’Heuillet

Hélène L'Heuillet
Hélène L’Heuillet

Démocratie de proximité, police de proximité, éthique ducare et proximologie : notre époque semble redécouvrir la proximité en éthique comme en politique. C’est un curieux renversement par rapport à l’histoire de la modernité, qui, dans la formation de l’État comme dans celle de la personne morale, avait promu les vertus de l’éloignement, et montré la nécessité des médiations là où l’immédiateté affective et interpersonnelle apparaissait la source de bien des dépendances. De ce point de vue, le retour aux valeurs de la proximité peut être dénoncé comme une régression politique, voire la promotion d’une forme de  » patronage « . Pour ses partisans, la proximité constitue cependant un remède au malaise social, et un correctif au délitement du lien social sous l’effet de la puissance de fragmentation et d’atomisation sociales de l’individualisme. Tocqueville avait déjà bien mis en garde contre une tendance paradoxale de l’individualisme à préférer le lointain au proche : on aime les hommes, mais on ne supporte pas ses voisins. Si depuis Hobbes, une des questions majeures de la philosophie politique est de savoir comment vivre avec ses voisins, c’est aujourd’hui en relation avec la proximité et le lien social, que nous devons entreprendre de répondre. Si le voisin n’est en tant que tel ni l’ami, ni le parent, ni l’associé, quel type de proximité le voisinage instaure-t-il ? Le voisinage se définit par un lieu commun dont la délimitation peut varier. En quoi un lien par le lieu peut-il aussi constituer un lien social ? La compassion et le soin ne garantissent nullement d’une agressivité ou d’une soif de destruction dont la théorie comme la pratique ont montré l’existence jusque dans la plus intime proximité. La  » bonne distance  » qu’on serait tenté de chercher à déterminer diffère-t-elle fondamentalement des murs qui s’élèvent entre voisins quand les frontières symboliques s’évanouissent ? Si le voisinage est un lien par le lieu, c’est peut-être dans les modalités distinctes des relations locales que se trouvent des éléments de réponse. La proximité n’a pas le même sens selon qu’on se trouve en vis-à-vis, en mitoyenneté ou distribués en différents étages. Dans tous les cas, la question du voisinage pose celle de notre rapport à l’altérité dans la vie sociale. Le sens même de ce que nous entendons par  » social  » est donc en jeu dans cette réflexion. Hélène L’Heuillet est maître de conférences, habilitée à diriger des recherches, à l’université Paris-Sorbonne.

Voir la page d’Hélène L’Heuillet sur le site de l’équipe de recherche Rationalités contemporaines.

Bulletin 2013 107 1

De l’appropriation à l’inappropriabilité de la Terre (par Yves Charles Zarka)

Conférence du 17 novembre 2012 par Yves Charles Zarka

Parler d’inappropriabilité de la Terre peut paraître hautement paradoxal. La Terre n’a-t-elle pas été, et n’est-elle

Yves Charles Zarka
Yves Charles Zarka

pas encore, le lieu par excellence de toutes les tentatives d’appropriation ? Mieux, le concept de l’acquisition primitive d’une chose n’a-t-il pas pour paradigme l’appropriation de la Terre ou du sol, « par quoi l’on entend la terre habitable » soulignait Kant. Grotius notait déjà, dans son De jure belli ac pacis, que, contrairement à la mer ou à l’air qui ne peuvent passer en propriété parce qu’ils ne peuvent être bornés ou limités, à moins d’être enfermés dans un récipient, la Terre est par définition susceptible de l’être. La propriété est donc originairement celle de la Terre. Mais cette origine de l’acte d’appropriation est loin d’être neutre parce qu’il inclut dans sa définition même l’exclusion d’autrui de la possession ou de l’usage de la même chose. L’élucidation du concept de l’inappropriabilité de la Terre ne relève donc pas d’une question simplement juridique, ni même de philosophie du droit. Elle suppose l’explicitation des conditions anthropologiques, économiques, politiques et même théologiques de la prise de possession individuelle et exclusive de la Terre-sol. L’appropriation de la Terre relève de trois catégories : la propriété, la conquête et la surexploitation. Ce sont ces trois catégories que nous devons élucider pour rendre compte de ce qu’est l’appropriation de la Terre. La question devient alors : devant toutes ces stratégies d’appropriation, l’idée d’inappropriabilité ne relève-t-elle pas de l’utopie ? Utopie d’un âge primitif, totalement perdu de l’humanité, ou d’un âge ultime, sans cesse reculé ? Comment penser l’inappropriabilité de la Terre ? Pour cela il faudra changer de niveau, prendre le virage radical d’une perspective purement philosophique et existentielle, donc d’un retour non au primitif mais à l’originaire et, même, au pré-originaire, c’est-à-dire à la corrélation fondamentale entre l’homme et la Terre. En venir tout d’abord à une considération phénoménologique de la Terre originaire, la Terre comme horizon préalable à partir duquel et dans lequel seul peuvent apparaître et se déployer la perception, le désir, la volonté, la pensée. Mais il conviendra de franchir également ce seuil de la phénoménologie qui est celui de la constitution rapportée à un ego. Malgré les apports de la perspective phénoménologique sur la Terre et le corps, il faudra rompre la prééminence de l’ego, donc transgresser les limites de la phénoménologie, sans tomber dans une théorie existentiale dangereuse de l’enracinement, du lieu ou de la contrée. En deçà de l’expérience rapportée à unego, il y a la Terre pré-originaire avant la représentation et la synthèse des représentations, avant tout partage, toute appropriation, Terre vivante des vivants qui fait le tissu même de notre être et de nos manières d’être comme être désirant, parlant, pensant et rêvant. C’est à ce niveau que l’inappropriabilité de la Terre pourra être pleinement pensée et corrélativement ce que nous sommes nous-mêmes dans un ensemble plus grand, celui du monde vivant.

Yves Charles Zarka est professeur à la Sorbonne, Université Paris Descartes, chaire de philosophie politique. Il dirige le Centre de philosophie, d’épistémologie et de politique de l’Université Paris Descartes (PHILéPOL) ainsi que la revue Cités aux PUF.

Voir la page personnelle de Y.C. Zarka . Attention ! : la conférence a lieu à la Sorbonne amphi Durkheim(entrée rue Cujas)

Bulletin 2012 106 4

La philosophie est-elle une chose importante ? (par Michel Malherbe)

Conférence du 2 juin 2012 par Michel Malherbe

Hume distingue entre les choses importantes et les choses curieuses, celles qui sont l’objet de l‘easy and obvious
Michel Malherbe
Michel Malherbe
philosophy et celles qui sont l’objet de l‘abstruse philosophy. La méthode de la première est l’éloquence, celle de la seconde l’analyse rationnelle. L’éloquence est un art de l’évidence qui fait fond sur ce que les hommes partagent en commun (indignons-nous !) ; l’analyse est un art de la précision et de la distinction, mais qui a un coût : la perte de l’évidence. Entre la clarté et la distinction, il faut choisir. On ne saurait négliger de représenter les choses importantes. Cela suffit-il à en faire un objet de curiosité ? Si elles importent, ce n’est pas par l’opération de la philosophie, mais par celle, pour parler vite, de la vie et de tout ce qui est reçu avec elle. Or la demande de philosophie facile n’a jamais été aussi forte qu’aujourd’hui. Dans le meilleur des cas, elle peut se réclamer de Cicéron ou de la tradition humaniste ; dans le pire des cas, de l’opinion et du préjugé. Et, comme l’observait Hume, c’est elle qui rencontre le succès. Un succès qui n’est pas nécessairement aveugle. La demande de philosophie abstraite se fait rare et elle est peu honorée sinon dans l’institution universitaire ; et elle l’est alors pour son raffinement. Il lui faut assurément un corps d’évidence initial à travailler, mais elle a tôt fait de le changer en problème, un problème à résoudre par le concept et ses développements. Pendant longtemps, l’histoire de la philosophie  » à la française  » a masqué la difficulté, le corps d’évidence à traiter étant fourni par les  » grands textes  » et jugé important au nom de la tradition et de l’érudition. La matière étant ainsi toute préparée, chaque analyste pouvait montrer combien les difficultés résiduelles des grandes philosophies étaient susceptibles de se résoudre par un raffinement toujours accru du système ou recevoir une nouvelle lumière du dernier inédit exhumé. Mais l’excès porte sa propre sanction : la preuve fut faite que cela n’avait pas beaucoup d’importance et qu’une thèse n’est jamais qu’un exercice d’école. On peut, certes, en prendre son parti et considérer que la philosophie n’est qu’une recherche curieuse et qu’il suffit de traiter du langage dans lequel elle s’exprime, d’en dénoncer scrupuleusement les fautes de grammaire, et pour le reste de s’en rapporter à la pensée la plus ordinaire curieusement investie d’une nouvelle innocence philosophique : singulière action de restauration du sens commun par la sévère discipline que la philosophie s’administre à elle-même. On peut inversement ne pas prendre son parti et invoquer quelque exigence fondatrice toujours plus radicale menant à une évidence première, dans son fond très obscure, mais censée être archi-éloquente. Dans les deux cas, la philosophie justifie son importance propre par un même argument : elle se donne comme la science des conditions de possibilité, comme l’art du transcendantal. Mais qu’est-ce qui est réellement important ? N’est-ce pas Dieu, les choses, les hommes ? La révolution transcendantale a eu lieu, objectera-t-on, on ne peut revenir à Aristote. Mais qui le dit ? Introduisons un soupçon de scepticisme et revenons à des objets plus positifs.
 

Que faire ? (par Jean-Luc Nancy)

Conférence du 17 mars 2012 par Jean-Luc Nancy

Que faire ? La question n’est pas seulement historique grâce à Lénine (auquel sans aucun doute on pourrait

Jean-Luc Nancy
Jean-Luc Nancy

trouver des antécédents). Elle est peut-être la question que pose périodiquement l’histoire, ou qui se pose à propos de l’histoire : que faire pour qu’elle s’invente à neuf ? que faire pour qu’elle sorte de l’impasse ou de l’indécision ? que faire pour faire l’histoire ou pour la laisser se faire ? Mais faut-il la laisser faire ou faut-il vouloir la faire ? Il y a quelque temps un spectacle parisien portait le titre : « Que faire ? (le retour) ». Il n’est pas douteux que la question se pose aujourd’hui avec une acuité singulière. Une de ses manifestations est la fréquence avec laquelle on la pose au philosophe, supposé détenteur de réponses ou de méthodes pour l’action. Mais on la pose au même titre au religieux ou au moraliste. Ce qui plus proprement est affaire de philosophe est de penser les tenants et aboutissants de la question, à commencer par ce qu’elle peut impliquer d’un passage de la « théorie » à la « pratique ». Encore faut-il savoir ce que « pratique » veut dire. De quel « faire » s’agit-il ? D’un « agir » à coup sûr plus que d’un « produire », d’une praxis plus que d’une poiesis – s’il est possible de les distinguer sans reste. Mais l’action historique se règle-t-elle sur une Idée ou sur un mouvement réel de besoins, d’attentes, de poussées ? Pouvons-nous aujourd’hui déterminer l’un ou l’autre registre – l’Idée ou la Force ? Le risque n’est-il pas toujours d’anticiper l’imprévisible qui fait l’essence de l’avenir ? Que faire pour s’ouvrir à un « à venir » non programmé ? Une chose semble se laisser entrevoir sans qu’on puisse rien prévoir : la civilisation qui a gagné le monde a commencé à pivoter, à basculer peut-être – tout autant qu’avaient basculé le monde gréco-romain ou celui de la féodalité. Quel « faire » s’ajuste à de telles situations ? Quel « faire » philosophique, au moins, si quelque chose de tel existe ?

Bulletin 2012 106 2

Jacques D’Hondt (président de la SFP de 1981 à 1991) : la liberté dans l’engagement. Par Bernard Bourgeois

Jacques D'Hondt
Jacques D’Hondt

Jacques D’Hondt, philosophe de réputation internationale, est décédé à Paris le 10 février 2012. Il était né à Saint-Symphorien, près de Tours, le 17 avril 1920. Son père, décorateur anversois, engagé volontaire en 1914 dans la Légion étrangère, devint français en 1921. Sa mère, institutrice issue d’une famille juive alsacienne, sera une victime du camp de Drancy, tandis que deux sœurs d’elle périront à Auschwitz. Le jeune Jacques, qui assume l’héritage républicain et athée reçu de ses parents en adhérant dès l’âge de 14 ans aux Jeunesses Communistes, sera marqué, lui aussi, par le conflit.

Ainsi, alors que l’ancien lycéen de Tours, puis étudiant de Poitiers, enseigne la philosophie au collège de Chinon, il est arrêté par la police en raison de son activité clandestine de résistant. Il poursuivra néanmoins celle-ci, même pendant son séjour forcé en Bavière.

Son militantisme politique se développera auprès d’un instituteur communiste qui va devenir député et sénateur de la Quatrième République, et dont il a épousé la fille. Cet engagement s’intensifiera même électoralement, après son succès à l’agrégation (1949), à Toulouse puis à Poitiers, où il est professeur de lycée. Mais, en août 1968, il démissionne du Parti en dénonçant les entreprises soviétiques. Le marxiste résolu qu’il avait été venait d’être consacré comme un vigoureux hégélianisant.

Car, en 1966, il a soutenu avec brio ses deux thèses – dirigées, la première, par Hyppolite, la seconde, par Ricoeur – déposées dans les deux ouvrages : Hegel philosophe de l’histoire vivante (1966) et Hegel secret(1968). Dans ces textes, ainsi que dansHegel en son temps (1968), écrits avant la cassure politique, D’Hondt, venu à Hegel par Marx, le saisit comme le penseur que celui-ci accomplira, essentiellement le penseur de l’histoire.

L’histoire selon Hegel est, pour D’Hondt, animée par sa dialectique immanente, progressiste et infinie, proprement humaine, qui n’a que faire d’un fondement divin transcendant. S’employant, à l’aide d’une érudition impressionnante, à décrypter un prudent double langage de Hegel, D’Hondt veut restituer ses liens avec les Lumières d’abord françaises, politiquement et théologiquement émancipatrices, et leur épanouissement révolutionnaire. On retrouvera une telle insertion historique de la spéculation hégélienne dans deux ouvrages ultérieurs : la biographie Hegel et le recueil Hegel et les Français, parus en 1998.

L’enseignement magistral de D’Hondt à l’Université de Poitiers (1967-1987), amplifié dans le Centre Hegel-Marx qu’il y crée en 1970 et qui devient vite un haut lieu mondial du débat intellectuel, se nourrit de sa réflexion renouvelée sur le couple dialecticien inaugurateur des temps actuels (De Hegel à Marx, 1972). Mais, en liaison avec la dérive accentuée du communisme, D’Hondt souligne désormais que Marx ne peut accomplir Hegel qu’autant que Hegel fonde Marx et reste agissant en lui.

Contre Althusser célébrant une coupure bénéfique entre eux, et face au structuralisme destructeur de l’historicité, D’Hondt (L’idéologie de la rupture, 1978) insiste sur la continuité historique : la concrétisation de la liberté abstraite ne saurait être sa destruction. L’abstraction de 1789, dont la concrétisation hégélienne est fille, juge la dérive de 1917. D’Hondt reste ainsi fidèle à Marx, mais en hégélien, et cet hégélien est toujours en lui d’abord l’homme de ces Lumières dont il a si bien parlé.

C’est l’esprit libre du meilleur XVIIIe siècle qu’il veut retrouver dans la société des philosophes, dont il s’efforce de faire, notamment à travers ses présidences de la Société française de philosophie (1981-1991) et de l’Association des sociétés de philosophie de langue française (1988-1996), une communauté d’amitié. Dans celle-ci, le professeur strict libérait sa verve de conférencier exceptionnel et débattait avec passion, mais sans le moindre dogmatisme.

Il ne succomba pas pour autant à l’indifférentisme, même en ces dernières années, où – affecté aussi par la maladie d’un monde semblant dissoudre en son non-sens réel une raison hégélienne qui n’aurait d’être qu’en lui – il continua de croire en elle. Il le pouvait d’emblée, lui qui avait d’abord philosophé, dans son premier Mémoire, sur et avec Spinoza. Il maintint bien, ici aussi, l’avant dans l’après, la raison universelle, prise hors de tout statut originairement spirituel, comme absolument naturelle (Deus sive natura), dans une histoire devenue humainement si énigmatique. Il pratiqua à sa manière, qu’on pourra dire plus spinoziste qu’hégélienne, la circulation entre Spinoza et Hegel par laquelle celui-ci définissait la spéculation philosophique. C’est aussi parce que sa sagesse se fixa à un tel échange entre ces deux Grands de la modernité qu’il y eut toujours chez Jacques D’Hondt quelque chose de grand.

La politique cosmopolitique : de l’universalisme au pluralisme (par Monique Castillo)

Conférence du 21 janvier 2012 par Monique Castillo

Le pluralisme réunit les esprits dans un même vœu de tolérance partagée. Mais tous n’entendent pas le mot

Monique Castillo
Monique Castillo

 « pluralisme » de la même façon. Le pluralisme, au sens démocratique, est une politique de reconnaissance de la diversité des opinions comme principe de paix sociale et de justice. Au sens humaniste, le pluralisme se présente comme une morale du respect des hommes commesemblables : si je respecte l’autre dans sa différence, c’est parce que sa différence ne fait pas obstacle au respect mutuel. Le pluralisme au sens culturellement différentialiste ou séparatiste réclame un traitement différencié des différences par des exceptions au droit commun ou par l’affirmation de soi contre l’autre (ce dont le bellicisme nationaliste a été un exemple). Alors que le pluralisme humaniste est un universalisme, le pluralisme différentialiste se dit volontiers anti-universaliste. Le premier niveau du problème apparaît ici: l’un des succès du différentialisme culturel vient de ce qu’on le considère comme une intensification de l’exigence humaniste d’égalité, en regardant le relativisme culturel comme un élargissement du principe d’égalité entre les hommes. Il résulte de cette ambiguïté que l’humanisme laïc, paradoxalement, peut servir de caution morale au séparatisme culturel. La réflexion qui sera soumise au débat :

  • emprunte au kantisme une définition de base du mot  » humanisme « , en référence à la règle d’ » hospitalité  » dans le droit cosmopolitique et à l’impératif d’une  » pensée élargie  » dans la pratique du jugement : penser en se mettant à la place de tout autre (CFJ, § 40);
  • prend en compte les mutations introduites par les postérités politiques du kantisme, notamment chez John Rawls, Jürgen Habermas et Ulrich Beck en ce qu’elles font apparaître que l’hétérogénéité des différences culturelles y est plus décisivement soulignée (elles sont dites  » incommensurables entre elles « ) de sorte que le pluralisme devient la manière de pratiquer publiquement un universalisme autocritique, ouvertement hostile à ses propres dérives que sont l’ethnocentrisme ou l’uniformisme;
  • pose la question de savoir comment une conception procédurale de la raison pratique peut conférer au pluralisme le pouvoir de créer une commune confiance dans un humanisme critique au moment où le mondialisme concurrence le cosmopolitisme et où la judiciarisation croissante de la vie sociale montre un besoin accru de flexibilité des instruments juridiques au service d’une division grandissante entre les hommes et entre les communautés. Pour être fidèle à l’universalisme par pluralisme et trouver la voie d’un vivre ensemble équitable, comment se passer d’un minimum de solidarité civilisationnelle, que Kant confiait, pour sa part, à une anthropologie perfectibiliste ?

Monique Castillo est professeur à l’université Paris XII. Voir le site web de Monique Castillo.

Bulletin 2012 106 1

L’attachement (éros et agapè) (par Yvon Brès)

Conférence du 26 novembre 2011 par Yvon Brès 

Yvo Brès
Yvo Brès

Le but de cet exposé est de montrer que le concept d‘attachement mériterait d’être, dans les sciences humaines, mais également en philosophie, en théologie, en littérature, d’un usage beaucoup plus étendu que celui dont il a bénéficié jusqu’ici. L’idée de cette extension m’est venue à la lecture de la réédition du livre de Nygren, Érôs et agapé, et aussi d’un ouvrage sur l’acédie qui développe la thèse bien connue de Nietzsche sur l’amour chrétien comme Eros empoisonné. 

L’origine de la notion d’attachement se situe dans la psychologie animale, avec la notion d’empreinte (Prägung). Elle est depuis longtemps d’un usage courant en psychologie et psychiatrie de l’enfant et a été adoptée, il y a bientôt quarante ans, comme concept psychanalytique dans les pays de langue anglaise (cf. Bowlby). Un certain nombre de psychanalystes français (par ex. Anzieu, Wildlöcher) en font eux aussi un usage ferme mais discret, car ils n’insistent pas sur le fait que Freud l’a totalement méconnue.
Il serait intéressant de reprendre l’œuvre de Freud dans son ensemble pour montrer comment, chaque fois qu’il rencontre des faits d’attachement, il s’efforce, de manière souvent contournée, d’esquiver le concept en tant que tel et d’en donner une interprétation  » érotique « , ce qui aboutit à mettre en avant une sorte d’Eros élargi (à partir, d’ailleurs, du rapprochement avec Platon) qui n’aura plus d’autre partenaire que la pulsion de mort.
C’est à cet Eros, même élargi, que le Nouveau Testament oppose l‘agapé comme l’amour qui vient de Dieu, opposition qui sera atténuée dans la tradition catholique (Saint Augustin, Saint Thomas, Benoit XVI) mais affirmée avec force par le luthérien Nygren, ce qui expliquerait dans une certaine mesure, par réaction, la thèse nietzschéo-lacanienne de l’éros empoisonné.
Je voudrais au contraire simplement suggérer que, si l’on voulait absolument trouver un concept psychologique permettant de se représenter l’agapé, on aurait pu, au lieu de s’en tenir à Érôs et à la pulsion de mort, utiliser aussi la notion d’attachement.
Celle-ci permettrait peut-être, en outre, de relire le Banquet sans avoir à considérer comme  » théorie platonicienne de l’amour  » le seul discours de Diotime. La prise en considération de celui d’Eryximaque et de certains passages du Phèdre conduirait de surcroît à remettre sérieusement en question l’interprétation freudienne de la dualité empédocléenne philotès-neikos et de comprendre à partir de l’attachement les passages les plus connus de l‘Antigone de Sophocle.
Il n’est pas jusqu’à la notion japonaise d‘amae qui ne s’éclaire d’une certaine manière comme correspondant, dans un contexte bouddhiste, à ce concept occidental né dans la psychologie animale, mais dont l’utilisation pourrait être plus large.

Bulletin 2011 105 4

Réflexions sur les questions d’identité (par Vincent Descombes)

Conférence du 28 mai 2011 par Vincent Descombes 

Vincent Descombes
Vincent Descombes

Si l’on parle aujourd’hui de questions d’identité, ce sera souvent pour caractériser des troubles et des crises, voire des conflits passionnés, qui paraissent mettre en cause, au moins aux yeux des intéressés, l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes et de leur dignité. Ces troubles et ces conflits sont alors qualifiés d‘identitaires. Un tel usage du mot  » identité « , qui nous est venu initialement des psychologues avant de s’imposer dans toutes les sciences humaines, est récent. Auparavant, une question d’identité aurait eu le sens trivial d’un  » Qui est-ce ? « . Ainsi, lorsque Littré mentionne les  » questions d’identité « , il explique que le mot  » identité  » s’entend dans cette expression comme  » terme de jurisprudence  » pour des enquêtes visant à établir si un individu est bien celui qu’il prétend être ou qu’on prétend qu’il est. On pourrait dire que Littré ne connaît pas encore l’usage du substantif  » identité  » que nous expliquons par l’adjectif  » identitaire « , mais seulement celui que nous expliquons par l’adjectif  » identique  » : pour lui, avoir une identité consiste dans le fait d’être identifiable, c’est-à-dire de pouvoir être reconnu identique à tel ou tel individu que nous pouvons désigner. Ce sens des juristes est également celui des philosophes qui ont mis en question nos assertions ordinaires d’identité en discutant des exemples tels que celui du Vaisseau de Thésée sans cesse réparé ou celui de l’identité personnelle d’un individu dont la mémoire est défaillante. Cela revient à dire que les philosophes classiques et les juristes ont affaire à la notion d’identité dans son usage ordinaire, que ce soit pour la contester ou pour la préciser.
Il est possible de montrer :

  1. que les deux notions d’identité en cause, celle du psychologue des crises d’identité et celle de l’usage ordinaire, relèvent de catégories logiquement distinctes ;
  2. qu’il est difficile de se servir de l’idiome identitaire sans tomber dans de graves incohérences ;
  3. que ces incohérences ont leur source dans une perpétuelle et inévitable interférence entre le sens ordinaire (avoir une identité, c’est pouvoir être identifié de manière réitérative) et le sens psychologique récemment introduit (avoir une identité, c’est pouvoir maintenir son idée de soi-même dans la configuration idéale à laquelle on est attaché affectivement).

Faut-il proscrire le nouvel emploi du mot  » identité  » en raison des confusions et des errements qu’il provoque ? Ce serait envisageable si l’on pouvait renoncer à s’occuper de ce que veulent dire ceux qui ont trouvé dans cet idiome de l’identitaire le moyen de s’exprimer. Mais puisque la difficulté est d’abord celle de notre langage, une solution philosophique s’offre ici : décider que nous n’avons jamais véritablement compris ce que voulait dire l’identité au sens de l’ » identitaire « , faire comme si nous devions réapprendre cet idiome de l’identitaire en vue d’enrichir notre psychologie morale. Pour cela, il nous faut évidemment partir de notre propre pratique de l’identification référentielle, c’est-à-dire de notre compréhension de l’identité au sens de l’identique. C’est ce que l’on cherchera à faire en considérant les analyses que fait Port-Royal de propositions telles que : Cette Église fut brûlée il y a dix ans, et elle a été rebâtie depuis un an et Les Romains ont vaincu les Carthaginois (Logique, 2e partie, ch. XII et ch. XIII).
L’hypothèse est que les difficultés inhérentes à l’emploi de l’idiome identitaire reproduisent et héritent de certaines de celles que les philosophes n’ont cessé de rencontrer chaque fois qu’ils ont voulu expliquer comment nous nous servions, dans notre discours ordinaire, du concept d’identité.

Vincent Descombes est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).

Bulletin 2011 105 3

Changement et pensée du changement. Le parcours de la sociologie critique (1970-2011) (par Robert Castel)

Conférence du 19 mars 2011 par Robert Castel 

Robert Castel
Robert Castel

Je partirai d’un constat extrêmement banal mais qui me paraît soulever des problèmes difficiles. Entre la fin des années 1960-début des années 1970 et aujourd’hui, l’état du monde social a énormément changé. Parallèlement la représentation de ce monde telle qu’elle est portée par les Sciences sociales a également profondément changé. Quelles relations peut-on établir entre ces deux registres de transformations ?

Dans quelle mesure peut-on aujourd’hui conserver, ou faut-il récuser, ou réformer, ou redéployer, la posture théorique et les catégories d’analyses qui paraissaient pertinentes pour interpréter la problématique sociale, alors qu’une quarantaine d’années plus tard le diagnostic que l’on peut porter sur l’état de la société est tout différent ? 

Je n’ai bien entendu pas la prétention d’apporter une réponse catégorique à ces questions, ni de les hisser au niveau d’une véritable élaboration philosophique. Je voudrais plutôt illustrer les difficultés qu’elles soulèvent en retraçant le parcours de la sociologie critique entre la période où elle paraissait occuper une position dominante dans le champ des sciences sociales et son positionnement actuel. J’essaierai donc d’abord de dégager le type de relations qui a uni la conception de l’ordre social telle qu’elle paraissait s’imposer autour des années 1970 et le type de contestations de cet ordre social que la sociologie critique a alors développé. Puis, les principaux paramètres qui sous-tendaient une telle représentation du monde social s’étant profondément modifiés, on pourra se demander s’il y a encore un sens à proposer aujourd’hui une lecture de la société, et si oui à quelles conditions.

Mon propos se veut ainsi une invitation à s’interroger sur les relations entre changement et continuité dans la lecture de l’histoire et, pour ceux qui ont vécu ces transformations, sur l’exigence de rester le même ou au contraire de changer soi-même lorsque tout ou presque devient différent. Mais je ne pourrai proposer que quelques prolégomènes pour soutenir une telle réflexion, compte tenu du caractère très limité, et très particulier de la séquence historique retenue, et aussi du fait qu’ayant personnellement traversé cette période, ma propre réflexion risque d’être entachée de subjectivisme.

Robert Castel est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).

Bulletin 2011 105 2

Lire, écrire, publier : l’économie kierkegaardienne du livre (par Hélène Politis)

Conférence du 22 janvier 2011 par Hélène Politis 

Hélène Politis
Hélène Politis

L’exposé se développera en trois moments complémentaires : 

  1. Le livre comme objet commercial. Kierkegaard, en fin observateur de son temps, a su percevoir dans certaines techniques modernes de production des objets et de circulation des idées quelques-uns des signes avant-coureurs de notre  » société de consommation « . Prenant au XXIe siècle un relief que son époque ne pouvait pas lui donner, le diagnostic kierkegaardien mérite d’être mieux connu.
  2. Kierkegaard, lecteur averti et assidu. Si Kierkegaard a pu formuler des descriptions et des critiques pour nous si stimulantes, c’est aussi qu’il fut un lecteur remarquable, non seulement par la qualité de ses lectures, par leur étendue et leur variété, mais encore par l’usage qu’il sut en faire dans l’élaboration de ses propres catégories de pensée. En s’intéressant à sa bibliothèque et à ses papiers de travail, on accède à une nouvelle intelligence de cette œuvre – célèbre, certes, mais sur un mode qui est souvent resté celui de la méconnaissance.
  3. Comment écrire un livre qui mérite de durer ? À quels lecteurs le destiner ? Tantôt explicitement, tantôt de manière plus implicite, Kierkegaard promeut une théorie et une pratique détaillées de l’écriture et de la lecture comme porteuses de vérité. Cette théorie et cette pratique sont inséparables de l’idée que Kierkegaard se fait de la double question de l’appropriation et du témoignage. Comment se rapporter à ce qu’on a compris ? Comment le faire partager à d’autres sans empiéter par là sur leur liberté ? C’est en visant une catégorie bien spécifique de lecteurs auxquels il choisit de faire confiance, que Kierkegaard invente des modalités originales de communication et toute une pédagogie de l’accès au vrai.

Tout au long de cet exposé et par le biais d’un regard documenté sur l’œuvre kierkegaardienne, il sera donc principalement question de nous, et notre actualité y sera présente en filigrane à travers des propos qui auront l’apparence de ne concerner que l’histoire de la philosophie.

Hélène Politis est professeur émérite de philosophie à l’université Paris-I (Panthéon-Sorbonne).

Attention ! En raison de travaux à la Sorbonne, la séance a lieu au Lycée Montaigne, 17 rue A. Comte, 75006 Paris. Avec les remerciements du bureau à Mme le Proviseur pour son accueil.

Bulletin 2011 105 1

Bergson, empathie et relativité (par Gérard Jorland)

Conférence du 4 décembre 2010 par Gérard Jorland 

Gérard Jorland
Gérard Jorland

Einstein séjourna à Paris du 28 mars au 10 avril 1922 à l’initiative de Paul Langevin qui l’avait fait inviter par l’assemblée des professeurs du Collège de France en 1913 pour 1914, mais avait du repousser cette invitation à cause de la guerre. Einstein fit une conférence au Collège de France le 31 mars suivie de trois séances de discussions les 3, 5 et 7 avril et d’une quatrième, bien qu’elle fût chronologiquement la troisième, à la Société française de philosophie le 6 avril. Aucune autre société savante, ni l’Académie des sciences, ni la Société de physique, ni la Société astronomique, ni aucun autre établissement d’enseignement supérieur ne se risquèrent à inviter Einstein. La presse s’était en effet déchaînée contre ce juif allemand, espion bolchevik de surcroît, tenu responsable du fait que son pays refusait de payer les réparations de guerre en conclusion de ce syllogisme :  » Il a dit que le temps n’existe pas ; et comme le temps, c’est de l’argent, l’argent n’existe pas. « 
Cette même année 1922, Bergson publiait Durée et Simultanéité. On s’attendait donc à une explication entre le philosophe de la durée et le physicien de la relativité du temps. Il n’y en eut pas. A l’intervention assez longue de celui-là, celui-ci ne répondit que de façon laconique, concédant un temps psychologique différent du temps physique, mais récusant l’idée même d’un temps philosophique distinct.
La discussion n’eut lieu les années suivantes qu’entre Bergson et André Metz, mandaté, pour ainsi dire, par Meyerson, qui écartait l’interprétation bergsonienne de ses réflexions sur la déduction relativiste, et Jean Becquerel. Ce fut un dialogue de sourds. André Metz ne cessa de réitérer le raisonnement einsteinien à l’intention de Bergson, qui l’avait parfaitement compris, sans se soucier de prendre en considération les arguments du philosophe.
Bergson a concentré son analyse de la théorie einsteinienne de la relativité restreinte sur l’expérience de Michelson et Morley d’une part, et sur le paradoxe des jumeaux de Langevin d’autre part. Je m’emploierai à montrer que, s’il a voulu sauver la simultanéité par une expérience de pensée, il a défendu l’existence d’un temps universel par un recours à l’empathie. Finalement, Bergson n’avait-il pas raison ?

Gérard Jorland est directeur de recherches au CNRS et directeur d’études à l’EHESS.
Voir la page de Gérard Jorland sur le site de l’EHESS.

Bulletin 2010 104 4